II. 3 JUILLET.

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— C'est ça, comme ça Abstème ! Tu vois, c'est pas ramper sur le ponton le plus difficile, c'est de plonger suffisamment loin pour atteindre le tronc.

C'est impossible ! Si je le rate, le courant risque de m'emporter. Boum, plus d'Abstème. C'est ça que tu veux ?

— Le courant est ridicule !

Je m'en fous, j'ai pas envie de mourir bêtement.

— Bon, on va faire autrement. Je tiens le tronc de la main gauche, et je te tends ma main droite. La distance est moindre, désormais. Ça te va ? Dépêche, j'ai beau être incroyablement musclé, j'ai...

Tais toi, Orviétan, et attrape–moi.

— ...

...

— Si tu ne plonges pas, je ne risque pas de t'attraper.

Ce n'est pas ton sarcasme à toute épreuve qui risque de m'inciter à sauter dans cette eau glacée.

— Super, tu ne me laisses pas le choix.

Enfoiré !

— C'est bon, je t'ai à peine éclaboussé !

Je vais te noyer.

— T'es d'un radicalisme effrayant. Hé, attends, je ne suis pas prêt ! Abstème !

Putain, j'ai cru que tu allais me lâcher !

— J'ai cru que j'allais te lâcher aussi.

C'est bon, Orviétan, tu peux libérer ma main, maintenant. Je suis accroché au tronc.

— Ah, désolé.

C'est... C'est plutôt agréable de ne plus être scotché à son fauteuil, j'ai l'impression d'être à nouveau un corps avant d'être une paire de roues.

— C'est probablement cette sensation qui m'encourage à me baigner régulièrement ici, seul.

ORVIÉTAN !

— Je t'ai dit de la fermer si tu ne veux pas que les accompagnateurs de la Colonie nous chopent, bordel !

Un truc m'a touché l'épaule !

— Je suis obligé de faire semblant de m'inquiéter ou ça ira ?

T'es vraiment un... AH !

— Plutôt singulière, comme insulte.

Ça a recommencé ! J'espère que c'est pas un poisson bizarre.

— Ah, ça non ! C'est le fantôme de la Colonie : Jack.

Tu me fatigues.

— Jack était un mec paraplégique comme nous, peureux comme toi, chiant comme moi et con comme nos surnoms. Un jour, il a fait un arrêt cardiaque sur ce ponton et a basculé de son fauteuil, hop ! Jack le fantôme paralysé hante dorénavant ce lac. Il s'amuse à lécher les épaules des baigneurs.

...

— Quoi ?

... T'as un véritable don pour raconter les histoires.

— Le sarcasme, c'est mon domaine ! T'as pas le droit de me faire ça, Abstème.

Je suis sourd à l'appel des rageux.

— Je te hais.

C'est faux, tu souris.

— La Jangada, Maître du monde, Hector Servadac, les Indes noires, l'Île mystérieuse, Un capitaine de quinze ans...

Qu'est-ce que tu fous, encore ? Pourquoi tu récites les titres des romans de Jules Verne ?

— ... Vingt mille lieues sous les mers, cinq semaines en ballon, face au drapeau, le Phare du bout du monde. Voilà, je ne souris plus !

T'es un sociopathe. C'est une technique pour avoir l'air morose en permanence ?

— Plus ou moins.

Tu n'aimes pas sourire ?

— Un sourire, c'est trop franc, trop spontané, trop déplacé. Je ne veux pas donner l'impression au monde entier d'être heureux. Une risette, un éclat de rire : c'est traître. Je m'applique à être un peu plus maussade chaque jour.

Tu n'as pas l'air emballé à l'idée de m'expliquer ton délire par rapport à Jules Verne, mais tu peux au moins répondre à cette question : pourquoi ? C'est carrément triste.

— Parce-que je ne veux pas que les gens coupables de mon état aient l'espoir qu'un jour, j'aille mieux. Je veux qu'ils soient éternellement bouffés par la culpabilité, les remords, la haine. Je veux qu'ils crèvent en visualisant mon air malheureux.

Tu transpires l'amertume, putain. Tu sais, Orviétan, ces gens ne sont pas là pour l'instant. Si j'ai accepté d'être ta réalité, alors accepte d'être la mienne et souris pour moi.

Abstème et OrviétanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant