Cela arrivait de plus en plus régulièrement ces derniers temps. Les prisonniers étaient de plus en plus nombreux au fil des jours et inévitablement, leurs cadavres s'entassaient bien plus rapidement au sein des fours. Avec l'espoir de ne perdre aucune seconde, ils étaient parfois remplis bien au delà de leur capacité originelle et la surcharge de poids en leur sein mettait à terre tout le système. Aujourd'hui ne dérogeait pas à la règle.
Depuis le matin même, aucun cadavre ne pouvait plus passer les portes du crématoire et les fosses ouvertes situées à l'extérieur du camp avaient été remises en fonctionnement. Leurs feux envahissaient le ciel depuis des heures et à l'approche de la nuit, le crépuscule semblait imiter la couleur des flammes. Les hommes du sonderkommando n'avaient pas arrêté une seule seconde et alors que la relève de la nuit arrivait, les moins victorieux frottaient doucement les paumes de leurs mains contre leurs brûlures. Passer des fours aux fosses leur avait aux premiers abords semblé libérateur. Plus de murs, simplement l'air pour les aider à passer aux dessus des odeurs de mort et de feu. Mais le reste avait prit le dessus et voir le véritable fonctionnement des fosses en avait brisé plus d'un.
Harold n'était ici que depuis une dizaine de minutes et déjà il sentait ses tripes se retourner. Comment pourrait-il passer la nuit à être si fort face à ce qui se trouvait devant ses yeux ? C'était la première fois qu'il travaillait de nuit et surtout, la première fois qu'il sortait du Kanada. Lemke n'avait pas prit des pincettes pour lui expliquer le rôle de ce qu'il devait faire aujourd'hui. Ils avaient besoin de monde à cause du blocage des fours et la force physique d'Harold avait tout de suite été prise à contribution. Les cadavres devaient être ramassés dans les chambres à gaz, ramenés jusqu'ici et seulement là, les plus expérimentés se chargeraient de les mettre dans les fosses. Il fallait être rapide - pour ne pas laisser le feu se dissiper – et agile, pour espacer assez les corps, leur permettant ainsi de ne pas étouffer les flammes ; trop de qualités et de techniques que le jeune homme ne possédait pas encore.
Suivant un des types du kommando avec lequel il avait déjà échangé quelques mots au sein des dortoirs, Harold prit conscience de ce que serait son boulot à lui. Il était assez grand pour porter un cadavre sur son épaule et assez fort pour ne pas faiblir sur les plusieurs dizaines de mètres qui séparaient les bâtiments de la fosse qu'il servait. Ses atouts allaient servir pour porter les victimes jusqu'au lieu où on ne ferait plus d'eux que de la graisse. Celle là même qui – lorsque le feu faiblissait – servait à le raviver. C'était une machination pure et folle que vivait le jeune homme et pourtant, il savait pertinemment que ce n'était pas qu'inventions et délires.
Sans qu'on ne le lui dise réellement, le jeune homme regarda faire les autres et s'approcha à son tour, prêt à suivre la foule. C'était le corps d'un enfant face à lui. Un enfant qui devait avoir une dizaine d'année, tout au plus. Un enfant qui n'avait rien eu le temps de connaître de la vie, qui avait vécu des années en se cachant et qui avait du mourir dans d'atroces souffrances. Comment les gens pouvaient-ils réellement cautionner ce genre de choses ? Et pourquoi même aucun Etat dans tout ce monde ne se rebellait contre les atrocités qui se passaient ici ? Ils ne pouvaient pas tous être aveuglés et croire qu'on traitait les gens comme si tout allait bien. C'était impossible, inconcevable et absurde.
La bile remontant dans sa gorge, Harold attrapa doucement l'enfant lorsqu'il entendit du monde arriver derrière lui. Ca ne pourrait être qu'un membre du kommando de plus, mais les SS et Kapos se déplaçaient partout pour assurer la coordination ce soir ; il valait mieux se mettre à l'ouvrage. La peau du gamin semblait se détacher sous les mains du jeune homme et quand il le mit sur son épaule pour le transporter, Harold aurait pu hurler comme jamais. Il ne supportait ni l'odeur du cadavre, ni sa provenance, ni même sa corpulence et sa présence. C'était une immondice que d'infliger cela à des êtres humains, même s'ils n'étaient plus vu ainsi depuis longtemps maintenant. S'il l'avait pu, il aurait vomi là, maintenant, sans se soucier de rien. Mais se laisser aller, c'était prendre le risque de finir par être celui sur l'épaule d'un autre. L'envie de survie restait présente malgré tout, chaque jour. Alors il continua sa route, les larmes aux bords des yeux.
Tout le monde trottait plus ou moins, prenant et déposant des cadavres à la chaîne, comme si la chose était d'une normalité à toute épreuve. Et le plus terrifiant était que pour bien des gens alentours, ça paraissait réellement aussi banal que de manger un morceau de brioche. On tuait des enfants, des mères, des hommes et après, pour rappeler à leurs semblables la misère qu'était leur vie, on les forçait à repousser les corps de leurs prédécesseurs.
« Toi là ! Ils ont besoin d'aide là-bas, un abruti n'a pas tenu sur ses jambes et a lâché le corps. »
Souvent, Harold se demandait ce que pourrait bien être sa vie ici s'il ne parlait pas allemand. Comment est-ce qu'il pourrait même survivre s'il ne comprenait pas les ordres qu'on lui donnait sans cesse. Les autres – ceux qui n'avaient aucune base de la langue, ni aucun entourage – devaient vivre dans la terreur constante de mal interpréter un ordre et de ne pouvoir réagir à la seconde même où il était donné. Il était certain qu'Harold ne faisait pas partie des plus malchanceux du camp. Et vu ses conditions de vie, il n'osait pas même imaginer ce que cela devait être pour ceux qui n'avaient pas, ce qu'il osait encore appeler, sa chance.
Trottinant à la suite du kapo qui venait de l'interpeller, Harold soupira un long moment. Il n'avait déplacé que trois corps pour le moment, mais c'était déjà bien trop pour celui qu'il était. Il était prêt à lâcher prise, à laisser tomber toutes les larmes qu'il retenait et à se coucher en position fœtale au milieu du chemin. Son esprit le voulait, pas son corps. Son corps était la seule chose qui lui permettait encore de continuer et d'enchainer cadavre après cadavre. Le ciel était entièrement noir désormais et seule la rougeur des flammes montrait l'atrocité des crimes qui étaient commis en ces lieux.
Avec le peu de forces qu'il avait réussi à trouver au fond de lui, Harold continua à avancer au pas de course, son souffle augmentant continuellement. Il lui suffisait de penser à autre chose, de tenter par tous les moyens de se dire que ce n'était pas de réels humains et tout serait plus facile. Dans son esprit du moins. S'il trouvait assez longtemps la force en lui pour se contenir, il retrouverait son matelas pitoyable et pourrait enfin pleurer sa nuit d'horreur tranquillement.
« Bouge-toi de là attardé. C'est lui qui te remplace. »
Le kapo donna un grand coup de chaussures à même le ventre du membre du kommando épuisé et disparu aussi vite qu'il était arrivé. Ils étaient bien assez à tourner par ici et le SS Tomlinson n'était pas loin, ce serait à lui d'infliger la punition. Harold le prit en pitié un instant avant de se pencher sur le corps qu'il se devait de déplacer à son tour. Ce corps de femme dénudée. Ce corps de jeune fille. Ce corps attaché à ce visage, similaire au sien en tout point.
D'abord, il y eut le doute.
Puis très rapidement, la compréhension.
Avant que la douleur et la panique ne prennent le dessus.
Son espoir s'envolait en fumée, au gré des flammes qui étaient visibles aux alentours. Harold n'était déjà plus que pierre. Et tout ce qu'il avait essayé de retenir jusque là s'effondra lorsque ses genoux touchèrent le sol. Il l'avait cherché pendant des heures, des jours. Sa seule raison de ne pas flancher avait été de se dire que sans doute, elle était ici, quelque part autour de lui. Et ce soir, alors qu'il accomplissait la pire de toutes les tâches qu'on lui avait donné depuis son arrivée au camp, il tombait sur son cadavre. Pire, on lui demandait de porter son corps sans vie et ça, Harold le refusa entièrement.
Il ne s'en rendit même pas compte, mais le hurlement qu'il poussa à ce moment là déchira tout sur son passage. Tout le monde se retourna sur cet homme agenouillé qui pleurait devant le corps nu d'une jeune femme. Tout le monde, ses supérieurs y compris. Mais il s'en moqua. Il se moqua de tout. Parce qu'à l'instant même où il avaient reconnu Gemma, malgré ses yeux exorbités et ses cheveux rasés de près, Harold avait su que rien ne serait jamais plus pareil. On lui avait arraché une partie de son cœur, on lui avait fait subir la pire des tortures du monde et personne ne pourrait remplacer un jour le morceau de lui qui venait de le quitter. Il n'était plus que décomposition sur ce sol humide, froid et piétiné.
Ce serait mentir que de dire qu'il n'avait pas senti Tomlinson le pousser au sol en arrivant près de lui. Ce serait mentir que de dire qu'il n'avait pas vu son regard, lorsqu'il avait compris qu'Harold et la jeune fille devant lui étaient du même sang. Ce serait mentir que de dire qu'il en avait quelque chose à foutre.
« Vous là, prenez celle là et emmenez là aux fosses. Plus vite que ça ! »
Sans aucun pouvoir, alors qu'il continuait de crier et que les larmes ne se tarissaient pas, Harold vit l'homme la prendre par les hanches comme une vulgaire poupée et son regard plongea au fond des yeux de sa défunte sœur. Ils n'avaient plus cet éclat de malice et de joie. Ils n'avaient plus cette douceur et cet espoir permanent. A la place, il n'y avait plus que deux orbes vides et désaxés qui regardaient Harold comme s'ils lui juraient de se rappeler à son bon souvenir jusqu'à la fin de sa propre vie.
« Lève-toi sale chien ! »
Ce devait être à lui que le SS Tomlinson parlait, mais Harold s'en moqua éperdument. A dire vrai, on aurait pu lui coller un canon entre les deux yeux à cet instant même qu'il n'en aurait pas plus tenu cas. Etait-ce parce qu'il aurait préféré mourir sur le champ ou parce que seul le corps de Gemma dansait encore devant ses yeux ? Il n'aurait su le dire. Il n'aurait su même y réfléchir. Rien ne lui importait, pas même la violence avec laquelle on lui attrapa la nuque, pour le trainer à travers le camp. Que ce SS le tue, que pouvait-il bien en avoir à faire maintenant que le corps de sa sœur le hanterait à jamais.
Le trajet lui sembla durer tout juste dix secondes, mais en réalité, il aurait pu s'en écouler mille que l'effet aurait été le même. Jeté dans un bureau qu'il connaissait mieux désormais, Harold ne sut plus quoi dire, quoi faire. Il était seul dans une pièce avec le SS Tomlinson, celui là même qui changeait d'humeur comme de chemise, celui là même qui n'attendait sans doute que le moindre faux pas pour le viser à bout portant. Après le scandale qu'il venait de faire, Harold s'attendit à rejoindre sa Gemma au plus vite. Il allait être puni et en moins de temps qu'il ne l'aurait cru, il allait la retrouver au paradis.
« Elle était de ta famille ? »
C'était doux, presque attendrissant. Bien loin de la balle qu'attendait le jeune homme encore en état de choc. Harold ne put que secouer la tête, sans qu'aucun mot ne quitte ses lèvres. Puis, quand il vit Tomlinson s'agenouiller près de lui et le regarder avec une tendresse encore jamais décelée au sein de ce camp, il se dit que certaines choses n'étaient pas faites pour être expliquées. Comme le fait de se retrouver dans les bras d'un soldat nazi, à pleurer la mort de sa sœur juive.
« Laisse-toi aller. »
Parce qu'il ne voulait et ne le pouvait pas, Harold ne tenta pas même de se dégager des bras du soldat qui l'entourèrent. Si cet homme était capable d'avoir un si beau regard, il ne pouvait pas être totalement mauvais. Et même s'il l'était, peu lui importait. A cet instant précis, il était la présence dont Harold avait à tout prix besoin pour ne pas flancher. Pas celui qui l'avait traîné dans la boue quelques secondes auparavant. Le SS Tomlinson était celui qu'il lui fallait, ce soir.
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Superheroes
Fanfic1944. Année noire. L'Allemagne sème la terreur partout, sur tous les fronts. Rafles, tueries, éradications. Certains vivent, d'autres meurent. Les derniers tentent de survivre comme ils le peuvent. Parmi eux, Harry, juif. Parmi eux, Louis, naz...