2. Le XXe siècle

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Chacun de leur pas laissait une trace dans la couche de poussière qui recouvrait le sol. Sofian ne savait pas si cela était le fruit de son imagination sollicitée par la majesté de cet inquiétant lieu, mais il aurait juré entendre des bruits distants, sans pouvoir les identifier. Il n'en dit rien à Inaë qui semblait de toute manière tout aussi alerte que lui, sinon plus. Elle jetait constamment des regards dans toutes les directions suivis par le faisceau de sa lampe torche.

Ils avaient franchi le seuil de l'aile nord et quitté le grand hall. Le volume de l'écho provoqué par chacun de leurs pas diminuait de plus en plus : ils étaient à présent dans un large couloir le long duquel plusieurs embrasures menaient à d'autres pièces. Un vieil écriteau encore lisible était plaqué contre l'un des murs et indiquait « Rez-de-chaussée, Aile Nord – XXe siècle – Salle 1, arts littéraires et graphiques ; Salle 2, vidéothèque ; Salle 3, ». Le reste était illisible.

— XXe siècle ? s'étonna Sofian. Toute une aile pour cela ?

— Oui... et cela t'étonne, n'est-ce pas ?

Sofian se passa la main sur la nuque, conscient que sa directrice relevait là une lacune dans sa culture.

— Eh bien... oui. Le XXe n'est pas franchement connu pour son foisonnement culturel. Pas plus que le suivant. C'est un des siècles pour lequel nous avons le moins d'archives. Comme c'est un siècle proche des Grandes Crises qui ont fini par mener à l'Exode, j'en avais conclu que la création artistique avait été mise de côté en ce temps-là.

— Tu as à moitié raison, dit Inaë. Nous n'avons effectivement que peu d'archives, mais il serait hâtif d'en conclure que l'art n'était pas pour autant en plein essor... au risque de t'étonner encore plus, je vais même t'apprendre que culturellement, le XXe fut le temps d'un foisonnement artistique et culturel absolument prodigieux. De ce point de vue là, il n'avait rien à envier aux siècles précédents.

— Mais alors, comment expliquez-vous que nous n'en ayons gardé que si peu de traces ? Si je ne m'abuse, le XXe fut aussi celui où furent inventés les premiers appareils de copie à grande échelle. Dans ce contexte, seule une faible activité artistique peut expliquer l'absence de nombreuses sauvegardes de nos jours.

— Et si je te disais qu'on interdisait les copies ?

Inaë continuait de progresser dans le couloir à demi effondré et à peine éclairé par la lampe torche mais Sofian s'arrêta net et laissa échapper une exclamation confuse :

— Quoi ?!

Inaë se retourna vivement et lui fit signe de garder la voix basse. Il porta la main à sa bouche dans un mouvement d'excuse. Avait-elle réellement peur de faire une mauvaise rencontre dans ce lieu pourtant apparemment si désert ?

— Pardon, murmura-t-il. Mais pourquoi donc interdirait-on les copies ? Dans un régime autoritaire, je comprendrais, mais à moins que je ne confonde, une part non-négligeable des pays de cette époque étaient des démocraties, non ? Quel pays pourrait se réclamer de la démocratie tout en interdisant la propagation du savoir ? De l'art ? De l'héritage culturel humain ?

— Le monde n'est pas tout noir ou tout blanc, dit Inaë d'un ton plein de sagesse. Un peuple peut avoir un ensemble de libertés et de droits, avoir un contrôle relatif sur son propre destin et être malgré tout gouverné par un certain nombre de restrictions plus ou moins acceptées. Qu'est-ce qu'une démocratie pour toi ? Comment peux-tu savoir si le mot avait le même sens à cette époque ? Dans un contexte sans commune mesure avec le nôtre ?

Sofian ne dit rien et resta pensif. Ils pénétrèrent dans la deuxième salle. Elle avait dû être protégée par une porte, à une époque, mais seule l'embrasure avait vaincu l'épreuve du temps. Devant eux étaient alignées de longues tables tout aussi poussiéreuses que le sol. De nombreux écrans y étaient installés, mais la plupart étaient renversés ou éventrés. Les rares qui semblaient intacts physiquement n'avaient de toute façon pas la moindre chance de fonctionner.

Inaë et Sofian avancèrent avec prudence, chacun balayant la pièce de sa lampe. Le panneau du couloir avait présenté cette salle comme une vidéothèque et il ne faisait aucune doute que chaque écran était une station individuelle de visionnage. Sur les tables, devant les écrans, d'autres dispositifs se devinaient sous la poussière : claviers, casques audio... et quelque chose qui attira l'œil de Sofian.

— Bon sang, murmura-t-il. Est-ce que ce sont...

Inaë les avait vus également et s'avança avec intérêt.

— Je pense que oui, dit-elle à la fois pour Sofian et pour elle-même.

— Des dispositifs de stockage, acheva Sofian en saisissant un petit objet posé sur une table, si plat qu'il était presque impossible de le distinguer sous la couche de poussière.

— De la mémoire *flash*, fit remarquer Inaë en étudiant l'objet que Sofian tenait du bout des doigts et éclairait de sa lampe torche. Je me demande s'il y a la moindre chance que l'on puisse lire son contenu.

— On peut sans doute trouver les bons ports au Laboratoire.

— Je n'en doute pas, mais un appareil micro-électronique aussi vieux... je sais que c'est un stockage passif qui n'a pas besoin d'être alimenté pour continuer à fonctionner... mais après tant de siècles...

Sofian tourna la tête vers sa directrice avec scepticisme.

— Mais pourquoi donc avez-vous tenu à venir ici s'il n'y a pas la moindre chance d'y trouver des sauvegardes lisibles ?

— Ce n'est qu'un accessoire de transport, fit remarquer Inaë en prenant le petit objet. De faible capacité... et d'une technologie déjà largement dépassée pour l'époque de l'Alexandrica. Non, la bibliothèque utilisait déjà d'autres supports de stockage beaucoup plus robustes et massifs. Il faut que nous trouvions la salle des serveurs.

Ils parcoururent malgré tout le reste de la salle en essayant de récupérer tous les dispositifs de stockage qu'ils pouvaient trouver. Sofian se sentait un peu frustré : cette première pièce n'avait rien de particulièrement spectaculaire à révéler. Si l'on mettait de côté l'obsolescence totale des appareils, elle ressemblait à s'y méprendre à n'importe quelle pièce du laboratoire où lui et Inaë travaillaient.

En quittant la pièce, Sofian eut une sensation de malaise, sans bien comprendre pourquoi. Il agita sa lampe de droite à gauche et eut un sursaut : son faisceau fut soudain réfléchi par une haute masse métallique contre l'un des murs du couloir.

— Qu'est-ce que c'est que ça ? dit-il en essayant de parler le moins fort possible malgré la surprise.

Inaë s'avança, sa propre lampe levée vers l'objet inconnu. C'était une sorte de boîte en métal de près de deux mètres de haut. Elle ressemblait vaguement à un tronc humain surplombé d'une drôle de tête, avec ce qui ressemblait à un objectif photographique unique à la place des yeux.

— On dirait une statue très abstraite, fit Inaë en étudiant la chose. Peut-être une sorte de robot. Je sais qu'il a un temps été à la mode de faire des robots humanoïdes sur Terre... à l'époque où l'excitation d'avoir la technologie pour les construire rendait les gens aveugles à la parfaite inutilité de donner une forme humaine à une machine.

— Mais il n'était pas là quand nous sommes passés dans le couloir tout à l'heure.

— J'ai dit que c'était peut-être un robot, certainement pas un robot en état de marche ! Tu as dû passer à côté de lui sans faire attention.

— Vous l'aviez vu, vous ?

— Eh bien disons que j'étais tout aussi inattentive que toi. Telle directrice, tel doctorant, j'imagine. Allez, viens.

Et ils s'enfoncèrent un peu plus dans le sombre couloir sans que les inquiétudes de Sofian ne soient totalement levées.


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