5. Les gardiens du temple

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La petite lucarne offrait une vue plongeante sur une très grande pièce circulaire aux allures d'amphithéâtre. Des éclairages de fortune projetaient une lumière jaunâtre sur les murs. Plusieurs personnes – des hommes assez âgés pour la plupart – était installés en cercle en bas des gradins. Ils étaient vêtus d'une tenue plutôt atypique, chacun avec une morceau de tissu qui lui pendait du cou sans raison apparente.

Inaë et Sofian étaient fascinés. Pour un bâtiment abandonné, l'Alexandrica cachait décidément de nombreux secrets. Qui aurait pu imaginer que des êtres humains l'utilisaient encore ? Et qui étaient donc ces hommes ?

— Bien sûr, il faudra en référer au gouvernement, disait l'un des hommes qui était debout, mais je ne doute pas que nous aurons son aval. En tout état de cause, et dans la conjoncture actuelle, il est plus que jamais nécessaire de favoriser les initiatives de partenariats culturels.

Inaë lut la perplexité dans les yeux de son doctorant, mais se dit qu'elle ne pouvait pas franchement lui en vouloir. L'intervenant avait l'accent si particulier avec lequel les robots s'étaient exprimés, mais c'était surtout l'enchaînement de termes creux et vides de sens qui rendait la compréhension difficile pour les deux observateurs... Heureusement, il semblait avoir terminé son monologue et se rassit.

— Merci, M. Mayart, dit un autre homme au crâne dégarni. Passons au sujet suivant. L'extension de 20 ans du droit d'auteur post-mortem.

Il y eu un murmure d'approbation dans l'assistance, comme si les personnes rassemblées là étaient sur le point de goûter à un mets très raffiné.

— Actuellement, comme personne ne l'ignore ici, une œuvre de l'esprit est protégée 720 ans après la mort de son auteur.

Sofian étouffa une exclamation et regarda Inaë avec des yeux ronds. Mais de quoi cet hurluberlu parlait-il donc ?

— Après quoi, poursuivit l'intervenant avec un regard soudain sombre, l'œuvre tombe dans le domaine public, à la merci des charognards de tous poils.

Un nouveau murmure s'éleva de la foule, comme si une inquiétude soudaine l'avait traversée. Quelques personnes hochèrent la tête dans un signe de dénégation écœurée.

— Nous suggérons donc une extension à 740 ans de cette protection afin de prendre en compte l'allongement de l'espérance de vie des lointains descendants des auteurs. Sachez notamment que les œuvres de Gautier Disnault – *Les aventures de Stéphane Souris*, par exemple – tomberont dans le domaine public dans sept ans si nous ne faisons rien.

Cette fois, ce ne furent plus des murmures mais des voix bien affirmées qui envoyèrent un déluge de protestations.

— Mais oui ! s'exclama l'orateur. Je sais bien ! Je suis comme vous, je vois cela arriver et je me dis : nous devons empêcher cela ! Pour la préservation de notre patrimoine culturel !

L'auditoire se leva comme un seul homme et applaudit à tout rompre en criant des bravos. Sofian se passait la main sur le front, n'y comprenant absolument rien : ils étaient fous !

— Merci, mes chers collaborateurs, merci, dit l'homme en s'inclinant avec une fausse modestie peu crédible.

Mais l'euphorie fut interrompue par le grincement d'une porte. Le silence se fit alors que s'avançait en bas de l'amphithéâtre l'un des robots qui avait pourchassé Inaë et Sofian. Ceux-ci eurent un sursaut en voyant la machine déambuler, même si loin d'eux.

Le robot s'approcha de l'orateur et sembla lui dire quelque chose dans l'oreille. Celui-ci fit une grimace puis passa une main sur son menton.

— Mmh, très bien, merci de m'avoir informé, dit-il à la machine avant de s'adresser à nouveau à l'assistance. On m'informe que des pillards ont tenté de s'introduire dans les couloirs protégés.

Plusieurs personnes se prirent le visage dans les mains et il y eu un grand « oh ! ». Une tension s'était emparée d'Inaë et Sofian.

— Pas d'inquiétude, fit rapidement l'homme en levant les bras en signe d'apaisement. Ils ont été mis en fuite par ces braves Dispositifs de Répression Malicieux. Je salue au passage la mémoire de votre arrière-grand-père, M. Chantelain, ajouta-t-il en inclinant la tête vers un homme ventripotent affalé sur le gradin, qui avait alors été bien inspiré de suggérer leur fabrication.

L'intéressé eut une petite mou satisfaite, quand bien même n'avait-il aucune responsabilité dans les actes de ses ancêtres.

— Bien, dit l'homme en se tournant à nouveau vers la machine. Vous féliciterez votre équipe de ma part. La menace étant écartée, je vous suggère de baisser votre niveau d'alerte et de reprendre votre programme de simple surveillance. Si les pillards reviennent, assurez-vous simplement qu'ils ne s'approchent plus des couloirs protégés. Vous avez, comme d'habitude, l'autorisation de faire usage de toute la force que vous jugerez nécessaire. Et si vous les croisez au détour des sections du domaine public et assimilées...

Il y eut un silence et chacun resta suspendu aux lèvres de l'orateur. Sofian jeta à un œil à Inaë qui semblait passionnée par la scène et pas spécialement inquiète.

— Eh bien, laissez-les. Il n'y a malheureusement pas grand-chose que nous puissions faire, conclut l'homme en agitant tristement la tête, résigné.

Le robot fit signe qu'il avait bien reçu les instructions et quitta la pièce. L'homme resta pensif un instant, comme perdu dans ses pensées. Puis il revint à son auditoire.

— Bien. Reprenons. Pour notre prochain sujet de discussion, je vais laisser la parole à Mme Ablenal.

L'une des rares femmes de l'assistance se leva à son tour. Elle était âgée et un peu potelée, et parla d'une voix nasillarde :

— Mes chers camarades, je voudrais aujourd'hui avec vous aborder la question des droits périphériques.

Cette fois, l'assemblée sembla se détendre, et plusieurs membres de l'auditoire se calèrent dans leurs sièges comme s'ils avaient soudain reçu l'autorisation de roupiller en pleine séance.

— Comme vous le savez, continua la vieille dame, les droits voisins permettent d'étendre le droit d'auteur aux interprètes et aux éditeurs de supports de diffusion. Le chantier des droits périphériques, sur lequel nous travaillons déjà depuis de nombreuses années, consiste à étendre ces droits au reste de la chaîne de production qui, pour le moment, reste encore assez peu protégée.

Inaë s'écarta de la lucarne.

— Vous ne voulez pas en entendre plus ? lui demanda Sofian à voix basse.

— En entendre plus ? répondit-elle avec un sourire ironique. Parce que tu arrives vraiment à supporter cette logorrhée ? Moi, j'en ai entendu assez.


Les décennies perduesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant