3. Au cœur du problème

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La plupart des autres pièces étaient inaccessibles à cause des éboulements. L'aile nord était beaucoup moins bien préservée qu'elle ne l'avait semblé vue depuis le hall. Inaë s'arrêta devant une porte avec un air satisfait sur le visage.

— Qu'est-ce qu'il y a ici ? demanda Sofian. Je ne vois aucune plaque.

— Précisément. On utilise des plaques pour guider les visiteurs. Mais les employés d'une bibliothèque, eux, connaissent leur lieu de travail. Ils n'ont pas besoin de plaque. C'est donc un local technique qui se trouve derrière cette porte.

— Ou des toilettes, fit Sofian avec espièglerie.

— Ou alors la plaque est tombée, dit Inaë en lui adressant un sourire. Mais ça ne coûte rien de vérifier...

Elle poussa la porte mais elle ne bougea pas d'un pouce. Les murs avaient tellement travaillé avec le temps que la porte était complètement coincée, ses bords en bois enfoncés dans la pierre des murs.

— Recule, dit Inaë.

Puis elle lança un violent coup de pied au niveau de la poignée. La porte ne s'ouvrit pas mais se cassa en deux. Les deux aventuriers n'eurent plus qu'à élargir le trou formé par le pied d'Inaë pour se frayer un passage.

Elle ne s'était pas trompée : la salle n'avait effectivement pas du tout l'aspect d'un endroit ouvert au public. Il n'y avait là qu'un grand fatras d'étagères avec des appareils électriques posés en vrac dessus. Aucune chaise, aucune table. La salle des serveurs.

— Vous savez, dit Sofian, ce n'est pas mon genre de jouer les fayots. Mais je dois bien l'admettre : vous êtes sacrément impressionnante.

— Je te remercie, mon cher étudiant, mais ce serait malhonnête de te cacher que, pour le coup, je joue d'une chance insolente. Jamais je n'aurais imaginé tomber sur une salle de serveurs si vite, dès la deuxième pièce et en entrant au hasard par une porte sans écriteau. J'aurais dû jouer à la loterie...

Les câbles électriques qui couraient partout le long des étagères se projetaient en ombres entortillées sur les murs. Des rangées et des rangées de boîtiers réfléchissaient les faisceaux des lampes et brillaient d'une lueur froide et artificielle. Mais aux yeux des deux visiteurs, cette lueur n'avait rien à envier à celle qui émanerait d'un coffre rempli d'or et de bijoux. Si ne serait-ce qu'un seul de ces boîtiers contenait un espace de stockage encore exploitable, des milliards de textes et des centaines d'heures de vidéos et de musique seraient à leur portée. Des vestiges perdus de ce fameux XXe dont Sofian ignorait presque tout et Inaë à peine moins.

Ils s'approchèrent en silence, leurs pas légers ne faisant pas le moindre bruit sur le sol à moitié recouvert de terre et de poussière. Au moment où Sofian tendait les bras vers l'une des étagères avec l'idée de se saisir d'un des serveurs, il y eut un bruit, infime et pourtant si audible dans le silence absolu qui régnait alors. Inaë et lui se retournèrent dans un commun sursaut. Là, encadrant la porte comme deux gardiens de métal, deux statues semblables à celle qui avait surpris Sofian dans le couloir se tenaient, immobiles. Ou était-elle vraiment immobiles ?

Inaë leva le bras vers Sofian, sa lampe braquée sur l'une des deux statues. L'étudiant constata un changement dans l'attitude de sa directrice : elle, qui s'était montrée si amusée par son inquiétude face à la statue du couloir, semblait soudain tout à fait alerte et plus du tout d'humeur à rire.

— Ne fais plus un geste, murmura-t-elle aussi bas que possible.

Il la vit glisser sa main libre vers l'arme qu'elle portait à la ceinture. Il fit intuitivement de même mais s'en voulut de tenir sa lampe torche dans la main droite. Il commençait à sentir un peu de sueur lui picoter la nuque quand Inaë décida de briser le silence.

— Ohé ! dit-elle en s'adressant aux statues.

Il ne se passa rien. Les statues restèrent tout aussi immobiles que les serveurs sur les étagères. Inaë croisa le regard d'un Sofian tout aussi perplexe qu'elle.

— Nous vous avons entendus bouger, poursuivit-elle en essayant de ne pas réfléchir au niveau de ridicule dont elle était en train de se couvrir dans l'hypothèse où les statues ne seraient, en définitive, que de simples statues.

Mais elle n'eut pas plus de succès. Aucun mouvement et toujours aucun bruit. Puisqu'il fallait en avoir le cœur net, elle décida d'imiter le geste de son étudiant qui avait provoqué le bruit qui ne pouvait venir que de ces statues : sans rompre sa visée, elle approcha sa main qui tenait la lampe torche vers une étagère.

Cette fois, Sofian et elle virent clairement les deux statues s'incliner très légèrement en leur direction en laissant échappement un petit grincement. D'un même mouvement, la chercheuse et son doctorant dégainèrent leurs armes et les pointèrent chacun vers l'une des statues – ou plutôt, des robots, puisqu'ils ne pouvaient en toute logique plus les considérer comme des statues.

— On n'bouge plus ! s'écria Inaë avec autorité. Qui... qu'est-ce que vous êtes ? Qu'est-ce que vous nous voulez ?

Les deux choses eurent l'air de se regarder, la partie supérieure de leurs corps effectuant une légère rotation sur elle-même. Puis elles se remirent à fixer les deux êtres humains qui avaient d'étranges objets braqués sur elles.

— Merci de vous éloigner des serveurs, dit une voix féminine qui ressemblait à un enregistrement diffusé depuis l'un des deux robots.

La voix était douce et le ton était parfaitement lisse comme celui d'une hôtesse de l'air, mais quelque chose d'étrange frappa l'oreille d'Inaë sans qu'elle puisse comprendre quoi. Un accent, une intonation inhabituelle.

— Qui êtes-vous ? répéta-t-elle en optant pour le « qui » au lieu du « quoi », ce qui avait plus de sens à partir du moment où une conversation s'engageait.

— Nous sommes des Dispositifs de Répression Malicieux. Merci de vous éloigner des serveurs.

Le cerveau d'Inaë tournait à cent à l'heure. Elle n'avait jamais entendu parler de tels « dispositifs », mais l'attitude bornée et presque ouvertement belliqueuse des machines en question n'augurait rien de bon.

— Nous ne sommes pas des pillards, dit-elle en faisant l'hypothèse que c'était contre cela qu'avaient été programmées ces machines. Nous sommes des chercheurs, des scientifiques.

— Merci de vous éloigner des serveurs.

— Nous n'avons aucune mauvaise intention, continua Inaë en se sentant de plus en plus piégée. Nous ne sommes ici que dans un but de recherche désintéressée. Nous ne cherchons pas l'affrontement.

— Merci de vous éloigner des serveurs.

Il y eut une pause. Inaë était à cours d'idées. Sofian, son pistolet maladroitement tenu dans la main gauche, réfléchissait lui aussi.

— Et si nous refusons ? hasarda-t-il.

— Merci de vous éloigner des serveurs.

— Si vous voulez mon avis, dit-il en se tournant cette fois vers sa directrice, ces trucs sont hors d'usage. Je doute qu'ils puissent nous faire quoi que ce soit si nous...

Et tout se passa en un éclair. Tout en parlant, Sofian esquissa un mouvement vers l'étagère. Un grondement retentit alors du côté des machines, comme si un réacteur se mettait en marche. Inaë vit une boule de lumière se former devant chacune des deux machines et eut juste le temps de se jeter sur Sofian. Ils heurtèrent de plein fouet l'une des étagères et tombèrent à la renverse en l'entraînant dans leur chute. À l'endroit où s'était trouvé le buste de Sofian quelques secondes plus tôt, un panache de fumée flottait et, derrière, un gros trou de la taille d'une roue de camion s'était dessiné dans le mur.


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