Le Pouvoir

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Ça fait maintenant un an que je suis partie du Ghana et je n'oublie aucune des paroles de John. Quand il me parlait d'Olga son regard s'illuminait comme s'il revivait éternellement son amour pour elle. Était-ce cela le paradis ? Était-ce pour lui un enfer cette éternité ?

— Je me souviens de notre sortie scolaire en Bretagne, me dit-il. C'est ce jour-là que j'ai compris qu'elle était celle avec qui je voulais passer ma vie. La mer bretonne semblait lui envier sa chevelure. Laisser surfer mes doigts entre ces vagues ébène était si relaxant ! Sublime marée ! Quels merveilleux trésors cachais-tu encore ? Ancré à son port, moi, pauvre pécheur ! Étais submergé par la luxure. Divin accent rital ! Les ondes de sa voix surpassaient la beauté de l'ondée des pluies d'automne. Moderate le vostre urla, Murcielago ! Sa mélopée m'ensorcelait quand, dans ses yeux caramel, je plongeais mon regard noir...Dans mes songes, elle avait des étoiles dans les yeux, quand je lui caressais les cheveux. Ô nuit étoilée enfante les plaisirs ! Je suis sortie de l'enfer et, dans sa main tendue, j'ai goûté au paradis. La tête dans les étoiles, j'entendais la silencieuse voie lactée. L'espace oppressant miroitant sa noirceur. A l'époque, le cœur trop sombre pour être éclairé, la tête trop pleine pour être vidée, surchargé d'émotions, je me surprenais à rêver dans une nuit noire nos êtres entrelacés. Quand soudain, dans ma jouissance, j'ai vécu mon tout premier Olgasme...

— Ça alors. J'aimerais qu'un homme parle de moi avec autant de passion ! Je te savais philosophe mais pas poète.

— Le poète est l'accomplissement du philosophe. C'est l'alliance du fond et de la forme. Lorsque l'homme devient philosophe artiste, la vérité ne peut que briller comme le soleil à son zénith ! Votre bonté m'inspire de belles choses aussi. Peut-être qu'un jour c'est de vous que je tiendrais ma force

— C'est touchant mais, si je peux me permettre, torturé comme tu es, tu sembles plus être un poète maudit qu'un philosophe artiste...

— Ha ! Ha ! Ha ! rit-il d'une voix rauque. Olga aussi me disait cela.

— Tu étais présent quand elle... je veux dire... Demandais-je timidement

— Quand elle est morte ? Evidemment que je l'étais. Cette nuit-là, avant sa mort, la lune était orange. Orange et lumineuse, comme le soir où nous nous sommes embrassé pour la première fois. Est-ce que je t'ai raconté ce moment ? Nous marchions le long de la rivière en sortant du lycée. Nous avions un peu bu lors du pot de départ d'un collègue. Assez pour être joyeux et nous aimer plus que de raison. Nous nous étions raconté nos dernières joies, nos dernières souffrances. Et sans crier gare dans l'obscurité soudaine, jaillis l'étincelle de ses yeux. Suspendu à son cou, son horloge en forme de hibou sondait le temps à chaque battement de la trotteuse. La lune jalouse de ces étoiles masquait son mépris derrière les nuages. S'éloignant par la même occasion des hululements du temps.

Il fit une pause puis repris.

— Nos langues se cherchaient comme deux serpents se charment ! Avec moult souplesse et vélocité croissante. Portant le poids du désir sur nos bouches, caressant son dos d'une main lascive, parcourant ses hanches sans haine, les haches de mes doigts taillant l'amour sur sa chair : je suffoquais sous le nombre de nos baisers interminables et longs comme une phrase de Proust. A travers elle, je vivais une réminiscence de la Littérature. Ce fut, je le sais, le coup de foudre à la première lecture de ses lèvres...

— C'était votre premier baiser?

— Oui. Quand sa vie fut terminée, quand elle s'éteignit dans mes bras sous cette même lune enflammée, il me sembla entendre les hululements plaintifs d'un hibou au loin, s'en allant.

Je restais silencieuse.

— C'était la fin de tout un temps. Nous parlions la même langue elle et moi. Elle était ma conscience, celle qui maintenait en dormance l'animal en moi. Le soir de sa mort, j'ai haïs le ciel. Alors...alors,soupira-t-il, quand j'ai su que cette pourriture avait décidé de porter plainte contre moi, mon âme se brisa. Ma vie semblait ne pas vouloir s'apaiser.

— Qu'avez-vous fait alors, demandai-je la voix faiblarde et la gorge nouée par la tristesse de ce récit pour le moins surprenant.

— Jusqu'ici Olga, mes paroles et la philosophie m'avait toujours aidée. Mais face au pouvoir, au véritable Pouvoir, j'ai dû me résigner...et pleurer. Pleurer face à mon impuissance, pleurer face à mon bourreau. Pour nous éviter un destin funeste, à moi et à Nathan, je me suis agenouillé et ai supplié cet homme de retirer sa plainte. Je n'étais plus que l'ombre d'un homme à ce moment-là. Et dans son regard, je compris que j'étais bien moins que ça. Ce fut mon premier contact avec le monde politique. Et je m'en souviendrai toute ma vie, dit-il en avalant quelques-uns de ses décidément si mystérieux comprimés.

Casus BelliOù les histoires vivent. Découvrez maintenant