cigarette daydream

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Nous arrivons à destination dans le quasi-silence. À ce stade, nous sommes déjà fatigués, mais je sais que je ne dormirai pas avant de longues heures. Fait étrange : j'aime et déteste la maison de Leïla. Je ne saurais décrire le sentiment que j'éprouve envers elle mais c'est comme ça. Aussitôt que nous entrons, l'air embaume les épices et le tofu, un drôle de mélange. Il fait chaud dans le salon, et je profite d'être ici pour me réchauffer. C'est la seule pièce chauffée de la bâtisse grâce à un poile, le reste est glacé. Comme la cuisine est minuscule, Leïla prends Roxane avec elle pour l'aider avec sa pizza végétarienne, nous reléguant Garrett et moi au salon. Finalement, il prend un appel et je décide de m'aventurer dehors. Il fait nuit et ce n'est pas prudent mais je vous l'ai déjà dit, je me fout de tout. J'attrape le déodorant dans mon sac, que j'ai laissé à l'entrée, et me dirige vers la rue adjacente. Le premier qui me touche, je l'asphyxie et lui brûle les yeux. J'avance ainsi, Cage The Elephant dans les oreilles. Je jette un coup d'oeil à l'heure : il est bientôt onze heures du soir. Les larmes me montent aux yeux mais disparaissent aussitôt, laissant place à une drôle d'humidité à l'entente du début de Cigarette Daydream. La tristesse sourde est de retour, mais peu importe, je suis seule. "Je croyais que je savais", répète la voix dans l'interlude.

- Moi aussi, je souffle dans l'air froid.

Y a tout qui déraille dans ma tête, cette chanson c'est mon hymne. Cigarette Daydream, you were only seventeen.

- Dududu, dududu, je chantonne. You can drive all night, looking for the answers in the pouring rain. Wanna find peace of mind, looking for the answers.

Je suis bien vite arrivée à la limite du bourg, je sais que je vais me perdre si je continue plus loin. Alors je fais demi-tour et chasse l'eau de mes yeux, et la tempête dans ma tête, accessoirement. Lorsque je passe la porte d'entrée, Leïla me gronde : je ne l'ai pas prévenu, tout le monde s'inquiétait. Je me défend, je ne suis pas partie longtemps. Mais je vois à son expression que je l'ai vraiment agacé. Garrett épluche des carottes avec dextérité. Bien loin de moi et de mes gestes dangereux et maladroits. Le repas est bientôt prêt, ils enfournent la tarte dans le four et nous prenons la direction du gîte pour installer les matelas à l'avance.

- Deux en haut, deux au gîte, annonce Leïla. Sinon y aura pas de place.

Je pousse un soupir : je vais me taper le gîte à coup sûre. Le gîte, c'est la continuité de la maison, un autre morceau si vous préférerez. C'est aussi l'endroit le plus froid qui existe sur Terre. C'est mal isolé, sale, humide et il n'y a pas de chauffage. Mais au moins, y a un chien, et ça c'est génial.

- Je dors dans ma chambre du coup, poursuit Leïla et avec une fille. C'est pas contre toi Garrett mais par respect pour mon copain...

Il acquiesce et je ne suis même pas sûre qu'il ait écouté ce qu'elle dit, il regarde partout autour de lui.

- Roxane voulait qu'on dorme ensemble donc...

Je me tourne vers le groupe et hausse les épaules.

- Okay.

Un jour, mon indifférence me perdra. Mais aujourd'hui, heureusement, Leïla la tolère. Nous mangeons dans le salon, pour ma part pas grand chose. Sans surprise, sa pizza est infecte et j'ai un élan de mélancolie en pensant aux pâtes à la bolognaise de ma mère. Leïla a ramené du whisky mais semble siffler la bouteille toute seule. J'en prend quelques gorgées qui me suffisent à décider que l'alcool, c'est décidément vraiment dégueulasse. Garrett, quant à lui, fume à la fenêtre. Roxane, comme à son habitude ni ne boit ni ne fume, c'est tout à son honneur. Elle a en horreur le cannabis. Heureusement pour elle, personne n'en a ce soir. Nous nous installons sur le grand matelas étendu par terre, dans le gîte, et je soupçonne Leïla de nous avoir séparés exprès. Après tout, nous avons déjà dormi sur trois matelas collés par terre dans ce gîte moisi. Il y a eut des soirs où nous étions plus nombreux. Mais je n'ai pas le temps de poursuivre ma théorie du complot car elle me charge d'aller chercher des housses de couettes propres dans le placard de ses parents. Une fois tout installé, nous nous étendons sur le matelas et là commence le cauchemar. Les enceintes crachent de la dub et du rap anarchiste abominable, Leïla nous parle d'une énième ZAD et des festivals qu'elle a fait cet été avec Jean. Bref : je me fais chier, il fait froid, il n'y a pas de jus pour couper l'alcool et de la mauvaise musique me pourrit les tympans. S'il ne me restait pas un soupçon de savoir vivre, ça ferait longtemps que j'aurais enfilé mes écouteurs. Si seulement Roxane n'avait pas oublié ses bières, peut-être que le trou dans ma poitrine serait moins large. Enfin, vers les alentours de deux heures du matin, nous nous séparons. J'enfile un legging et un long tee-shirt abîmé appartenant à mon père (dont je me suis accaparée, évidemment) et nous allons remplir des bouteilles d'eau brûlante que nous enroulons dans des torchons en guise de bouillotte. Décidément, c'est le moyen âge dans cette baraque. Je dis au revoir à Roxane et Leïla et laisse la porte qui sépare la petite cuisine des autres pièces ouverte, pour que le chien puisse aller à venir à sa guise. Leïla me l'a interdit mais je m'en fout, je me sens seule et si je ressens pas un minimum de présence affective, je crèverai probablement durant la nuit. Il fait un froid abominable dans le gite. Garrett éteint les lumières et se glisse à mes côtés sur le matelas à même le sol. Le lit de Leïla est une place, et puis y a beaucoup plus de coussins et de couettes sur le matelas. Les bouteilles sont calées à nos pieds, et je prie pour ne pas me brûler. Nous nous faisons face, nos visages seulement à quelques centimètres l'un de l'autre et je suis apaisée. J'ai l'impression de pouvoir enfin respirer. Son odeur m'envahit à nouveau et je dois me retenir physiquement de ne pas l'inspirer à grandes goulées. Nos nez se touchent presque, nous avons dû nous rapprocher sans que je m'en sois rendue compte. Ses yeux me fixent à nouveau, ses grandes orbes marines.

- Ce gars avec qui tu parlais avant de t'enfuir de la soirée, il t'a fait du mal?

Je le regarde, surprise, blessée. J'ai un peu de mal à respirer. Mais je hoche la tête positivement.

- Vous étiez ensemble?
- Non.

Il ne me lâche pas du regard.

- T'as eut le coeur brisé?

Je pousse un soupir.

- Il m'a dit des choses que j'avais envie d'entendre.

Il se contente de me regarder en silence, attendant que je poursuive.

- Mais pas ce dont j'avais besoin.
- Tu es allée jusqu'au bout avec lui?
- Non. Ça ne passait pas de toute façon, je pense qu'au fond j'étais pas prête. J'avais envie de me sentir désirée mais je crois que je pourrais jamais m'ouvrir à quelqu'un dont je ne suis pas amoureuse. Encore une fois c'est ce que je voulais, pas ce dont j'avais besoin. Je me suis surestimée. Et puis sur le moment il n'y avait que moi, tu comprends?
- Oui.

Il continue de me fixer avec intensité mais j'éloigne mon regard du sien. J'ai honte de mon comportement.

- Tu regrettes?

Je hoche la tête et sens malgré moi les larmes border mes paupières.

- Je sais que c'est stupide, j'ai pas été... enfin je lui ai pas donné ma virginité mais... C'était plus important que ce que je croyais et...

Je bat des paupières et essuie rapidement la larme qui coule le long de ma joue.

- Je pensais que jamais personne pourrait m'aimer alors c'était pas la peine d'attendre un truc qui viendrai pas, tu vois?

Je ne peux toujours pas me résoudre à lever les yeux vers lui.

- Tout ce qu'il m'a dit, il l'a dit à d'autres, et puis...

Je secoue la tête, fatiguée.

- Y a eut tellement de choses, j'ai même pas envie d'en parler.

J'ai même pas l'impression d'être légitime, d'avoir le droit de pleurer ou d'avoir mal. Et ses yeux sont toujours aussi profonds, mais il ne sourit plus. Son souffle sèche mes joues humides. Je ne connais rien de plus rédempteur.

LES NUITS D'OPIUMOù les histoires vivent. Découvrez maintenant