Chapitre 4

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Jeudi 2 juillet

Six heures du matin, Eric ouvre les yeux sur le corps dénudé de Rosie encore endormie. Il prend alors pleinement conscience de l'énorme bourde de cette nuit. Par quelle sorcellerie cette fille a-t-elle pu lui retourner le cerveau en si peu de temps ?

Fini l'alcool ! Quand ils ont commencé à trinquer cul sec avec des ersatz de Sylvie Vartan et de Claude François sur fond de « Vous les copains, je ne vous oublierai jamais », c'était bien le signe que la bienséance avait définitivement quitté la partie.

Et terminé le festival ! Rien ne doit le détourner de l'affaire Deloustal. Même s'il doit bien avouer qu'il n'avait plus ri ou ressenti autant de connivence avec quelqu'un depuis une éternité.

Après une douche, deux dolipranes et un café de la honte en mode « désolé, oublions tout ça », ils quittent le studio de fonction pour récupérer le Berlingo.

Rosie, moins volubile que la veille, n'a pas vraiment ouvert la bouche. Elle a écouté poliment les bonnes résolutions d'Eric. Quand il a formulé la nécessité de restaurer une relation saine et professionnelle pour le bien de l'enquête, elle a mollement haussé les épaules. La moue dubitative et le sourcil froncé, il a pris ça pour un oui. Quelle autre interprétation possible ?

Aujourd'hui elle porte une salopette sur un haut tellement court qu'on dirait presque une brassière. Déterminé à mettre en application ses principes de distanciation, Eric n'a presque pas remarqué la dentelle qui déborde sur ses seins ronds.

Sur le coup de 8h30, Rosie dans sa foulée, il déverrouille l'entrée et pénètre dans le bâtiment désert qui s'apparente plus à une agence bancaire qu'à un commissariat. D'ici une heure, Jonathan prendra place derrière le comptoir d'accueil et Jenny viendra pointer avant d'entamer ses patrouilles de contrôle dans le cadre du festival.

- Installe-toi dans mon bureau, je vais nous préparer du café, intime Deulion en désignant une des trois portes blanches qui donnent sur le minuscule couloir. Je te ferai un topo sur le planning de la journée pour le cas Deloustal et un récap de nos autres enquêtes du moment.

Concernant les dossiers en cours, l'affaire pourrait être vite réglée, mais Eric commence à redouter les silences entre eux, alors il meuble.

Il s'attarde sur la série de cambriolages débutée en mars et qui a brusquement cessé à la mi-avril. Nul doute que la bande, constatant la maigreur du butin, a intelligemment préféré plier bagage en quête d'un département plus lucratif. Il enchaîne ensuite sur le cas d'un groupe d'adolescents aveyronnais soupçonnés d'animer un trafic interdépartemental de cannabis et de scooters depuis le mois de juin. Bref, pas vraiment ce qu'on pourrait appeler le grand banditisme. Enfin, il énumère la ribambelle de plaintes et querelles de voisinage, sur fond de rivalités paysannes, qui prennent doucement la poussière sur les bureaux. Soyons francs, les émissions télé avec leurs grands-frères et leurs entremetteurs pour cas désespérés sont sans doute plus à même que les émissaires de la République de résoudre ces histoires de sabotage de matériel agricole et autres conflits cadastraux.

Merde, Deulion n'avait pas encore fait le compte, mais il n'a résolu strictement aucune affaire digne de ce nom depuis son arrivée. Amer constat et devant témoin... Il n'a pas le droit de se viander sur l'enquête Deloustal. De son côté, Rosie fait semblant de prendre des notes en baillant.

- Des questions ? demande Eric, histoire de passer à autre chose. Albert pourra te donner des éléments complémentaires si tu le souhaites. Tous les dossiers sont stockés chez elle.

Un ronflement montant des toilettes interrompt opportunément le long blanc qui s'ensuit. Bouti est fidèle au poste. Ce type est à la fainéantise ce que Rafael Nadal est à la terre battue, un maître incontesté. Le lieutenant note mentalement qu'il tient peut-être un thème de pensées quotidiennes qui le changerait des métaphores douteuses sur la longueur des journées marvejolaises.

Alors que Deulion s'apprête à proposer une nouvelle pause-café, la musique de Ça plane pour moi emplit la pièce, conférant au bureau des allures de discothèque vintage. L'excitation de son adjointe au bout du fil semble contagieuse.

- Quoi ? C'est lui le partenaire de belote ? Incroyable... Ça alors... On l'interroge et on vous rejoint ensuite.

Rosie se rapproche du lieutenant et plante son regard dans le sien. De la curiosité, du défi, de l'envie ? Eric aimerait lire ses pensées dans le bleu de ces yeux qui pétillent. Cela le replonge immédiatement dans la soirée de la veille, leurs corps emmêlés dans ses draps froissés.

Petit toussotement pour chasser quelques pensées non professionnelles.

- Nous avons un témoin et il est déjà dans nos locaux, annonce Eric d'une voix qu'il voudrait plus solennelle.

Face à la mine perplexe de la jeune femme, il ajoute:

- Suis-moi. Il faut que je te présente Pastisman.

Le sous-sol du commissariat abrite une salle d'interrogatoire et trois cellules aux murs carrelés. Dans l'une d'elles, un petit homme aux cheveux gris et au nez violacé, recroquevillé sur lui-même, confit doucement dans une atmosphère moite et alcoolisée. Marcel Lespinasse est leur plus fidèle pensionnaire, réglé comme du papier à musique. Ramassé chaque soir à 22h15 sur un banc entre la rue de la République et la rue de la Tourette où se situe son appartement, libéré à 11h00 précises le lendemain, frais et pimpant pour l'apéro. Voilà quelques années, il a entamé une lente métamorphose dont il semble proche d'atteindre le stade ultime de transcendance, un être mi-homme, mi-pastis. Une sorte de super-héros capable de se diluer dans n'importe quel liquide pour surprendre et traquer ses adversaires, de terrasser ses ennemis de son souffle chaud et anisé.

- Rosie, je te présente Pastisman.

L'homme se retourne lentement et dévisage l'inconnue de son œil glauque.

- Z'avez d'la compagnie aujourd'hui ? Et plutôt agréable à c'que j'vois, constate-t-il dans un éclair de lucidité. Mais c'est pas un peu tôt pour ma sortie, Lieut'nant ?

Ce type est incroyable. Son horloge biologique est vraiment calée sur le fuseau horaire de l'apéro.

- Tout juste, mais on a quelques questions à te poser, madame et moi, avant de te laisser filer.

- A propos de R'né, c'est ça ? demande Marcel, des trémolos dans la voix.

A en croire son haleine chargée, il a copieusement honoré la mémoire de son camarade la veille.

- C'est bien ça, l'ami. Il paraît qu'il était pas très causant Deloustal, mais qu'il te racontait des trucs à toi.

- Bah, c'tait juste un partenaire de belote.

- Sauf que vous avez fait du grabuge tous les deux, mardi soir, la veille de sa mort.

L'ivrogne s'est redressé d'un bond, comme éperonné par ce souvenir.

- Ben ça mon gars, le R'né, il disait qu'il allait dénoncer ! Fallait l'entendre beugler dans la rue. « C'est foutu c'qu'on croit. Sur la place, c'est pas du porc qu'y z'ont, boss ! Scélérats ! » qu'y répétait le R'né. Ça avait l'air sérieux, alors j'gueulais avec lui.

- Et ça voulait dire quoi ?

- Hein ? J'sais foutre rien, moi. Faut dire qu'y picolait pas mal et qu'y avait un accent aveyronnais pas net. Des fois, on comprenait rien à c'qu'y baragouinait. Mais il allait dénoncer le R'né, pour sûr ! Faut trouver qui lui a fait ça, Lieut'nant.

Lespinasse quitte le commissariat sans demander son reste, visiblement désireux de rendre au plus vite un nouvel hommage à René avec ses potes de comptoir. Les propos de Marcel laissent les deux enquêteurs perplexes, mais ils semblent bien les aiguiller vers un mobile pour ce meurtre : faire taire Deloustal. Pour l'empêcher de révéler quoi, le point reste encore confus.

- Allons retrouver Berthier, décrète Deulion. On tient peut-être enfin une piste.

Les Experts : Lozère [ Terminé ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant