Toute l'équipe est réunie dans l'espace de convivialité, Bouti affalé sur la table, Berthier s'affairant autour de la cafetière. Rosie se tient debout, légèrement en retrait d'un Eric rayonnant. Il a rapporté un paperboard pour l'occasion afin de donner une dimension théâtrale à sa démonstration.
— Hum. Faisons un point sur l'enquête en cours, qui, comme vous allez le constater est assez simple en fin de compte, même s'il demeure encore des points à élucider, attaque-t-il. Les éléments qui nous ont été communiqués ce matin permettent de reconstituer clairement la chronologie des faits. Kevynn Rakosi, un jeune ressortissant hongrois, vend des saucissons de son pays sur les marchés de la région. En fait de charcuterie traditionnelle, la viande de porc est largement mélangée à de la chair d'autres animaux moins nobles, des rats en l'occurrence. D'ailleurs, cet homme est déjà connu de nos services pour une fraude similaire, mise au jour dans le Tarn, concernant des terrines de ragondin. Mais il n'est probablement que le dernier maillon d'un plus vaste trafic.
Eric illustre son discours en griffonnant des noms, des rectangles et des ovales au tableau, qu'il relie par des flèches.
— René Deloustal entre alors en scène et, d'une manière qui reste à déterminer, découvre le pot aux roses. Il confie à Marcel Lespinasse son intention de dénoncer les Hongrois et écrit même un mot qu'il compte peut-être remettre à la police ou à une autre autorité. Sauf que leur manifestation de rue mardi soir, qui n'était peut-être pas la première, alerte le réseau de trafiquants. Pris de panique, ils optent pour une solution rapide et radicale et mandatent Kevynn pour exécuter la sentence. Ce dernier accomplit sa mission et assassine grossièrement le malheureux Deloustal sur la place publique avant de prendre le large.
— C'est quand même pas un peu extrême, un meurtre pour une fraude aussi mineure ? objecte Berthier, toujours prête à gâcher la fête. Ils auraient pu simplement quitter la région pour disparaître des écrans-radars, non ?
— Je vous l'accorde, c'est un autre élément que nous devrons éclaircir, poursuit le lieutenant sans se laisser décontenancer. Il s'agit en premier lieu de retrouver le fugitif. Claude, tu lanceras au plus vite un avis de recherche au nom de Kevynn Rakosi.
Bouti ouvre un œil en grognant. Décidément, ce type est à l'enthousiasme ce que Laspalès est à Chevallier, un véritable boulet.
Tandis que le groupe se disloque sous l'œil triomphant de Deulion, Rosie regarde sa montre, à l'écart.
— C'est fini ? soupire la blonde.
Le lieutenant hoche la tête avec fierté.
— Je voudrais que tu me ramènes à la gare.
— Comment ? Tu restes pas ce week-end ? demande Eric, déstabilisé.
— Je reviendrai lundi et je m'occuperai moi-même de l'hôtel. Le train est dans trente-cinq minutes, vu comment tu conduis, faut pas qu'on traîne.
— Mais...
Rosie le stoppe d'un geste sans équivoque et file s'installer dans la voiture.
Le trajet jusqu'à la gare s'avère cauchemardesque. La climatisation, que Bouti devait faire réparer, est toujours en panne, mais malgré les 35°C dans l'habitacle, il y règne une atmosphère glaciale. Rosie reste mutique, le dos tourné au conducteur. Eric ouvre les fenêtres et le parfum du désodorisant, qu'il avait installé à la hâte pour masquer les relents de bière et de tabac, se mêle aux effluves de grillades et autres pâtisseries qui baignent la ville depuis le début du festival. Des clowns aux tenues bigarrées et aux chapeaux à grelots dansent et chantent sur les trottoirs. Leurs grimaces qui faisaient tant rire la jeune femme hier encore ne semblent même plus en mesure de capter son regard triste.
Le Berlingo stationne sur le parking, mettant fin au calvaire. Malgré les protestations silencieuses d'une Rosie visiblement excédée, Deulion l'accompagne sur le quai.
— Tu es bien sûre de vouloir rentrer maintenant ? tente Eric. A cette heure, tu vas être coincée à Clermont si tu loupes la correspondance.
La blonde s'acharne sur l'écran digital d'un automate récalcitrant.
— Je ne veux pas risquer de prendre un nouveau café « désolé, je regrette » demain matin, explose-t-elle. Si je ne peux pas dormir dans cette ville, alors je préfère rentrer chez moi pour le week-end !
Devant le manque de coopération de la machine, elle lance un coup de poing rageur dans la vitre en plexiglas.
— Parce que tu sais quoi ?
Ses yeux bleus pétillent d'une intensité nouvelle, qui broie la gorge d'Eric, l'empêchant de répondre.
— Je ne regrette pas, moi !
Berthier débarque alors sur le quai en gesticulant, le visage rougeaud, une perruque de Claude François à la main.
— Patron, les collègues de Saint-Flour m'ont appelée suite à l'avis de recherche. Mauvaise nouvelle. On a retrouvé le corps de Rakosi dans un fossé, tué de deux balles dans la tête, non loin de la frontière avec notre département. Il a sans doute tenté de s'exfiltrer vers le Cantal, mais d'autres ont été plus rapides que nous.
Le lieutenant, comme sourd aux révélations de son adjointe, effleure l'épaule de Rosie :
— Je... Enfin, tu sais que...
La jeune femme se retourne et lève un œil rempli de défi vers Eric. Il n'a d'autre choix que de reconnaître l'évidence :
— Pardonne-moi, j'ai été pitoyable.
Bouti déboule à son tour sur le quai, essoufflé par le premier effort qu'il fait depuis un quart de siècle :
– Deulion, j'ai un dernier twist, mais là je trouve que les auteurs vont un peu loin. Je parierais que c'est de la faute d'Ytruof, mais il faut quand même expliquer au lecteur pourquoi on a eu droit à tous ces meurtres alors qu'il ne s'agit a priori que d'une simple histoire de contrefaçon de charcuterie. Bref, l'AMAL vient de finaliser les résultats, ils voulaient confirmer leurs premières analyses. Ils sont formels : le saucisson de Deloustal contient également de la viande humaine.
Le cerveau du lieutenant a bien assimilé ce qu'impliquent les propos de l'adjoint. L'affaire Deloustal est en train de prendre une dimension insoupçonnée. Mais à cet instant, Eric se contrefout de la Lozère, des criminels, de sa carrière. C'est autre chose qui est en train de se jouer sur ce quai de gare, dont l'ampleur le dépasse. Et les mots viennent tous seuls.
– Demain matin, je te servirai un délicieux thé « J'ai passé une nuit merveilleuse », comme j'aurais dû le faire dès le début.
Un large sourire en pointe rayonne à nouveau sur le visage de Rosie, qui s'accroche aux épaules de Deulion. Peut-être bien qu'elle écrase ses seins sur son torse, mais elle ne le fait vraiment pas exprès. Vraiment.
Par contre, quand les lèvres d'Eric se posent sur les siennes, elle sait qu'il l'a vraiment fait exprès. Vraiment.
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Les Experts : Lozère [ Terminé ]
HumorEric rencontre Rosie, une blonde qui n'a pas froid aux yeux, pour l'enquête charcutière de sa vie... Une rasade d'humour, un brin de mystère, une bonne dose de romance et une pincée de saucisson. Un cocktail détonnant ! ----------------------- Une h...