Chapitre 6

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Vendredi 3 juillet

7h07. MER-DE ! Boulette et re-boulette ! Eric s'installe devant un nouveau café de la honte, la tête dans le mug. Leurs fous-rires de la veille, arrosés de quelques verres, ont fait voler en éclat toutes ses grandes résolutions. Il se sent d'autant plus coupable d'avoir violé ce principe de priorité absolue à l'enquête, que la journée s'était déroulée sans encombre. Les démons du festival et les charmes de cette blonde ensorceleuse ont eu raison de lui. Il détourne le regard pour ne pas soutenir celui de Rosie qui soupire bruyamment.

— Bon, on y va ? demande-t-elle agacée.

Pourtant, se souvient Eric, cette nuit a été magique. Où le temps passé ensemble s'étire dans une quiétude absolue, où chaque scène défile selon un script parfait : la glace italienne dégustée sur le rebord de la fontaine, leurs jeux taquins pour s'arroser, la douceur de la fin de soirée, le parfum suave des baraques de churros, leur promenade dans les rues de Marvejols pour retarder le retour au studio. Puis l'appréhension de se retrouver seul avec elle. L'envie, aussi. Cette irrépressible envie d'être seul avec elle. Mais il ne doit plus se laisser distraire de SON affaire, sa carrière extra-lozérienne en dépend. Se ressaisir coûte que coûte, sous peine de jouer les Bill Murray dans un mauvais remake d'« Un jour sans fin ». Reprendre le contrôle.

— On y va, annonce-t-il d'un ton décidé.

Arrivés au commissariat, ils reconnaissent les ronflements de Bouti, qui font écho à ceux de Pastisman au sous-sol. Une fois n'est pas coutume, Marcel doit partager sa cellule avec quelques festivaliers.

Rosie et Eric s'installent dans le bureau du lieutenant, chacun à un coin de la pièce, en évitant soigneusement de se regarder. Silence de mort, la journée va être longue. Le portable de la blonde finit par rompre la tension polaire qui règne dans le bureau.

La stagiaire se lève et commence à faire les cent pas, balançant de temps à autre un juron dont on ne sait pas vraiment s'il est destiné à son interlocuteur, à elle-même ou au lieutenant qui observe la scène avec curiosité.

— Ok, patron. Je comprends, j'en parle à Deulion immédiatement. Au revoir, finit-elle en se tournant vers Eric.

— C'était Lantier, le chef du labo de l'AMAL. Ces imbéciles ont inversé les échantillons lors des analyses et ils nous ont communiqué les résultats de tests effectués sur des lasagnes ! Notre saucisson ne contient pas de cheval.

— Putain, les boulets ! Ceci dit, j'aime presque autant ça. Le problème, c'est que l'enquête repart de zéro, soupire-t-il.

— Pas du tout, attends la suite. Ils ont trouvé de la viande de rat dans le saucisson et en quantité ! Lantier a vérifié deux fois et selon lui, il pourrait y avoir d'autres trucs peu ragoûtants dans la recette. Il m'a promis la liste pour ce soir, histoire de se rattraper.

Eric se laisse tomber sur son siège. Du rat à la place du cheval, c'est dégueulasse, mais ça ne change pas grand-chose. Son enquête patine dans la semoule et s'il ne se bouge pas rapidement les fesses, il va finir sa carrière là où il l'a commencée, à Marvejols. Une seule solution, reprendre tout depuis le début, retourner sur la scène de crime. Quelque chose a dû leur échapper.

— Suis-moi, Rosie, décrète-t-il en enfilant sa veste. Je ne veux pas mourir ici.

Malgré le festival, le marché de la place du Soubeyran attire son lot d'habitués comme tous les vendredis. La vie continue, toujours au ralenti, mais elle continue... Eric et Rosie se tiennent à l'emplacement du cadavre, sans trop savoir où regarder, lorsqu'une petite voix s'élève dans leur dos. Deux mamies discutent devant un étal de fruits et légumes.

— Vous avez vu Raymonde, il est pas là aujourd'hui le jeune Kevynn qui tient le stand de charcuteries hongroises. C'est dommage, il est bien sympathique ce garçon, puis mignon avec ça. Si j'avais trente ans de moins... minaude la première.

— Ah ma Josiane, vrai qu'il est pas banal son saucisson et si j'm'écoutais, c'en est un autre de saucisson que j'gout...

La sonnerie du téléphone interrompt l'espionnage de cette conversation potache.

— Deulion.

— Bonjour Lieutenant, Capitaine Jacky Lukinke, commissariat central de Montpellier. On m'a demandé de vous communiquer quelques infos sur votre macchabée. Je vous la fais courte, on est débordés.

— Je vous écoute.

— Michel, le légiste vient de terminer avec votre bonhomme. Rien à signaler, sinon qu'il picolait pas mal. Bon, en Lozère, faut bien s'occuper. Bref, mort sur le coup, une lame de vingt centimètres dans la colonne vertébrale, c'est fatal. Pour le couteau, rien à en tirer, modèle courant, en vente dans toutes les grandes surfaces. Mais je vous ai réservé le meilleur pour la fin.

Coup de fouet dans le dos d'Éric, les sens à nouveau en éveil.

— On a relevé deux belles empreintes sur le manche, poursuit Jacky. Et devinez quoi ? C'est une connaissance de la maison. Un dénommé Kevynn Rakosi, d'origine hongroise, impliqué dans une affaire de vente de terrine de ragondin sur les marchés du Tarn, qu'il faisait passer pour du pâté de sanglier. C'était il y a deux ans. Trois mois avec sursis. On vous envoie tout ça. Allez, je dois vous laisser. On dit merci qui ?

— Merci Lukinke, articule Eric, dont la tête s'est mise à tourner à l'évocation de Kevynn.

Les pièces commencent à s'emboîter, comme par enchantement.

Rosie observe, sidérée, le spectacle d'un Deulion figé sur place. Son visage a pâli, ses yeux se sont vidés de toute expression. La vie qui a déserté son corps semble avoir entièrement reflué dans son cerveau, en proie à une agitation intense.

— Quoi ? Raconte ! exige-t-elle.

Eric secoue la tête. D'un geste mécanique, il consulte le mail qui vient de lui être notifié, l'expertise graphologique. Les informations pleuvent comme à Gravelotte, ce matin.

Bonjour Lieutenant,

Votre requête nous a donné du fil à retordre et nous avons dû mandater nos meilleurs experts pour résoudre cette énigme. Sur la base de l'analyse des signatures et des éléments graphiques de l'écriture, nous pouvons affirmer à 99% que l'auteur des divers documents est bien une seule et même personne. Par ailleurs, voici la traduction du texte que nous proposons (fiable à 95%) : « ces foutus hongrois sur la place. C'est pas du porc qu'ils embossent, c'est des rats ».

J'espère que ça vous parle.

Cordialement,

Edouard Dhorme. Institut Champollion, 12 rue Sausse, 31240 Saint-Jean

Eric revient brusquement à lui et se tourne vers Rosie pour lui révéler la teneur du message. C'est l'élément du puzzle qui vient confirmer l'ensemble de son raisonnement. Mot pour mot, aux approximations du téléphone arabo-alcolo-lozérien près, les propos relatés par Pastisman.

L'heure est venue de rentrer au poste pour briefer les autres sur la suite des événements.

Les Experts : Lozère [ Terminé ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant