Chapitre 4

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Ainsi, le temps est venu pour le Jugement. Mais ce rituel qui semble courant à la Filature semble cette fois prendre un sens tout particulier. Aucun doute : la mort plane sur la nuit qui vient. 

Ce chapitre devrait nous en apprendre un peu plus sur les visées de la magicienne, dites-moi ce que vous en pensez !

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Bandore descendit à vive allure les marches de la Haute Tour. Elle déboucha dans la première cour - une esplanade ceinturée d'arches de cristal et de colonnes de diorite - avant de bifurquer vers la droite.

Evitant les esclaves qui nettoyaient le sol à grandes eaux elle emprunta le long passage qui conduit aux cours inférieures. Il était neuf heures passées et les derniers rayons du soleil dessinaient sur les murs de la forteresse des disques obliques comme des tranches de pain grillé. Le vent rapportait de la forêt le chant des hulottes rouges et la complainte tranquille des arbres. Parfois, entre les créneaux des remparts, on voyait apparaître une cime gorgée de lumière qui peignait le ciel de ses rameaux feuillus.

Un apprenti palefrenier sortit en trombe d'un passage sous les voûtes sombres. Il faillit percuter la magicienne dans son élan, mais bien avant qu'il ne se soit rendu compte qu'un obstacle se trouvait sur sa route elle l'avait évité d'un coup de hanches, poursuivant son chemin. Bandore s'adressait aux ombres des murs. Des bribes de mots lui tombaient des lèvres. Un instant, le garçon crut qu'elle s'adressait à lui, mais le temps qu'il ouvre la bouche elle était déjà loin.

Au moment de franchir les passerelles menant aux salles de classe la magicienne s'arrêta.

Elle n'avait jamais eu l'intention de rendre visite aux disciples. Pourquoi y serait-elle allée ? Il lui suffisait de tendre l'oreille et d'écouter. De là où elle se tenait, à une centaine de coudées de l'endroit où les précepteurs de la Filature rabâchaient leurs leçons aux gamins silencieux, elle devinait tout : la position exacte de chacun des trente quatre enfants, attablés à leurs pupitres, leurs gestes agacés quand des mouches se posaient sur leurs joues, les regards inquiets jetés à leurs voisins de classe lorsque, avec des gestes d'acrobate, leur mentor évoquait les précessions écliptiques, citait les météores arythmiques, parlait d'occultation, de faux transits, toutes ces choses qui étaient censées leur être familières mais auxquelles ils ne comprenaient rien...

Les gamins se concentraient, le front plissé. Parfois le précepteur pointait son doigt vers l'un d'entre d'eux, l'interrogeait sur la mécanique subtile des astres, et malgré la fraîcheur du soir, des gouttes de sueur mouillaient les tempes de l'infortuné. Il écarquillait les yeux, cherchait une réponse dans les rainures du plafond, et finissait par balbutier des inepties tandis que ses camarades regardaient ailleurs en grattant le bois de leur pupitre, priant que leur tour ne vienne pas aujourd'hui.

D'ici peu, le Jugement viendrait. Sous les trois Lunes pleines, ils seraient testés, évalués, jugés, et leur habileté à tisser déciderait de leur sort. Certains seraient choisis pour devenir des magiciens : des tisserands, nouant les fils du ciel aux noeuds de la terre, puisant dans les forces vives du monde pour en redessiner le motif. Ceux-là étaient les plus chanceux.

Les autres deviendraient des édules, des astronomes scrutant les moindres mouvements du cosmos, calculant les temps propices pour les enchantements, compensant les ratés de cette magie qu'ils étaient venus servir. En s'assurant la clémence des astres, ils éviteraient aux tisseurs qu'un sort ne tourne au désastre, qu'une étoile mal alignée ne les blesse, ou ne les tue. Depuis le Grand Ravage, le ciel était devenu si instable qu'aucun tisseur ne pouvait s'affranchir des instructions d'un édule. Ce n'était pas la fonction la plus noble, certes, mais c'était une position respectable : quoi qu'on en dise, cela restait un métier de magie.

Quant au reste, ceux qui échoueraient à démontrer leurs aptitudes, ceux que les Lunes dédaigneraient, eh bien, ils retourneraient chez eux. Ils reprendraient leur vie vulgaire et sans gloire. Bien souvent, les plus obstinés, frustrés de ne pouvoir laisser s'épanouir ce don qui leur avait été donné, finiraient par se tourner vers la basse-magie. Puisque c'était le seul moyen de tisser encore, ils choisiraient une vie de criminels, étudiant les grimoires interdits, vendant leurs services sous le manteau, arrachant aux astres des faveurs approximatives. Et puis, un jour ou l'autre, la Traque leur mettrait la main dessus. Elle leur passerait les fers et les enverrait vers le nord, aux confins des Lames de Glace, pourrir dans la Citadelle Silence. C'était le pire destin qu'on puisse souhaiter à un homme. Mais il fallait croire que le jeu en valait la chandelle. Ou, plus probablement, que les hommes étaient désespérés à ce point.

A bonne distance - une centaine de coudées la séparaient du bâtiment où officiait le précepteur - cachée par deux murs épais, la magicienne promena ses sens entre les rangs serrés des disciples. Il flottait dans la classe une odeur particulière, mélange de sueur rance et de douceur d'oranger. Le plus âgé des enfants n'avait pas atteint ses onze ans. Le plus jeune en avait cinq. Leurs souffles amples résonnaient en rythme.

La plupart de ces apprentis ne présentaient aucun intérêt pour Bandore. Il y en avait eu des milliers comme eux, il en viendrait encore des milliers après eux, et ainsi jusqu'à la fin des temps.

Mais certains étaient différents. Certains étaient... précieux.

Bandore tendit ses sens, les chercha parmi leurs semblables : les deux enfants envoyés par les Lunes. Les seuls qui importaient vraiment. Leur simple présence chargeait l'air d'une vibration assourdissante : une fillette au teint mat, aux yeux de chat, son nez légèrement de travers, pas très jolie en réalité, mais sur le visage de laquelle on avait envie de s'attarder. Deux rangées derrière, un garçon à peine plus jeune, la figure éclaboussée de tâches de rousseur, la bouche large, les sourcils en bataille.

Ils étaient là, sagement assis, buvant les paroles de leur précepteur comme s'il parlait la seule langue qu'ils connaissaient. Ils auraient été surpris de savoir qu'on pût ne pas comprendre les mots qui sortaient de sa bouche. Les secrets de la magie sonnaient à leurs oreilles comme une comptine familière. Eux, pour sûr, les Lunes ne les jugeraient pas. Elles s'inclineraient devant eux. A la seconde où ils tendraient leurs mains minuscules vers le ciel noir, elles leur mettraient dans les mains des fils si puissants qu'ils commanderaient aux éléments comme à un essaim de domestiques empressés. Si on les laissait faire, ces petits bouts d'homme conduiraient le monde à leur guise. Ils étaient ce qui s'approchait le plus de la nature profonde de l'univers. Le jugement n'était pas pour eux.

Eux, ils avaient déjà gagné. Et elle ne pouvait pas les laisser faire.

L'Ordre Terne - La Prophétie des Sables -Où les histoires vivent. Découvrez maintenant