1950

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Le 26 novembre 1950.

Mon tendre et courageux cher Père,

J'ai hélas le regret de vous transmettre dans cette lettre que je ne reviendrai pas pour Noël ! Je sais que vous vous sentirez triste et seul pendant le réveillon. Je compatis à la solitude que vous éprouverez en cette nuit rayonnante et festive. Je reconnais que tout au long de mon enfance, vous m'avez aimé, soutenu, et élevé alors que mère reposait au cimetière de notre village breton.


En ce temps où vous vous êtes débrouillé pour m'offrir une bonne éducation, vous me répétiez tous les jours : "Bien que la Mort emporte ceux et celles qui nous étaient chers, on se doit de résister aux douleurs de l'absence. Fils, pleurer et te cloîtrer ne te seront d'aucun soutien. Pas une prière ne redonnera une seconde vie à celle qu'on a aimée intensément. Dieu ne pourra changer le passé. Alors, laisse-le derrière toi et vis le présent. Profite du bonheur qu'il te donne. Et si la morosité se glisse en ton être, n'oublie jamais que les plus beaux moments restent à venir. Dans la vie, il faut être fort ! Il faut s'obliger à le devenir !"

Quand vous me disiez cela, ma tristesse se dissipait. C'étaient vos mots, l'étreinte de vos bras qui me consolaient. Cher Père, j'ai tant besoin de votre présence pour accompagner l'homme que je suis. Pour vous, je serai, je resterai cet enfant fragile. Malheureusement, l'aveu que je vais vous révéler a comme conséquence inévitable de vous déplaire. Comme vous souhaitiez, j'ai étudié à Paris. Je me suis inscrit à l'université en dépit de mes autres ambitions que j'avais pour moi. Voyez-vous ? Je ne suis pas ce fils de poissonnier qui rêve de soigner les malades, d'avoir un cabinet renommé, et de gagner un salaire aisé.

Moi, ce que je désirais simplement, c'était m'occuper des bambins hauts comme trois pommes. Je voulais jouer avec eux pour que l'école leur devienne un plaisir et non une contrainte. Je voulais également leur chanter : "Alouette, gentille alouette" pour les amuser, leur chantonner "A la claire fontaine" pour les bercer, leur raconter les contes de mon enfance, leur apprendre à faire des coloriages sans dépasser, et tellement d'autres choses...

Mais j'ai toujours respecté votre autorité. J'ai toujours, toujours été docile. Cependant, je vous ai désobéi récemment. Je me suis approché de l'étudiant dont je vous avais parlé l'été dernier, de cet étudiant qui répandait sur moi un charme envoûtant, et que vous m'interdisiez de fréquenter. Cher Père, j'en suis réellement tombé amoureux ! J'en suis d'ailleurs navré ! J'espère tant recevoir votre pardon ! Je souhaite de tout cœur rester votre fils malgré l'attirance que je ressens pour ce garçon avec qui j'échangerai des baisers à l'abri des regards ! Nous nous sommes donné rendez-vous dans un hôtel le soir du réveillon. C'est pour cette raison que je ne reviendrai pas à la veille de Noël. C'est dans le but de vous laisser du temps pour accepter la nouvelle que je m'absenterai pendant les fêtes.


Je n'implore pas votre joie. Je ne vous obligerai jamais à vous réjouir du bonheur que je vis pleinement. Je vous demande juste de m'aimer et de m'accepter tel que je suis. Et si vous êtes dans l'incapacité de me regarder en face, je ne vous importunerai plus. Promis, vous n'entendrez plus de mes nouvelles. Mais je vous en prie, -même si c'est pour me guérir,- n'abordez jamais mon homosexualité devant le docteur ! Que me resterait-il comme avenir s'il prenait la décision de m'interner ? Comme vous me le rappeliez chaque fois : "Dans la vie, il faut être fort ! Il faut s'obliger à le devenir !" Ayez donc la force de me pardonner et de garder le secret que je vous ai confié ! Soyez courageux et clément comme vous l'avez toujours été. Et sachez que Dieu n'est pas ce qu'il y a de plus puissant. Rien n'est plus fort que l'amour et la tentation ! Car la foi, même la plus immense, ne peut nous empêcher de suivre ce que dictent nos sentiments. A très bientôt, peut-être.


Votre fils unique

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