1. Des sources de frustration

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Kensei s'allongea de tout son long sur mon canapé et ferma les yeux. Le meuble était petit de sorte que ses jambes dépassèrent largement.

« Pourquoi il pleut autant ? râlai-je. Nous aurions pu aller nous promener !

— Mieux vaut qu'il pleuve un jour comme aujourd'hui, qu'un jour où il fera beau.

Je lui envoyai un sourire depuis l'entrée en calant mes bottines mouillées contre ses rangers.

— Tu veux boire ou manger quelque chose ? Il reste du riz.

Il redressa son dos et leva la tête.

— Tu pars combien de temps ?

J'accrochai nos blousons trempés par la pluie en l'observant du coin de l'œil. Il me scrutait, interdit. Son regard en amande m'impressionnait, de bien des façons, quelle que soit l'expression qui le traversait. Il n'était pas évident de déchiffrer ses émotions.

— Demain matin et pour tout le week-end, articulai-je.

— On est jeudi !

— J'ai un arrangement avec Madame Chiba. Je te laisse le double des clés pour fermer mon appartement, ponctuai-je en saisissant deux bières dans le réfrigérateur.

Kensei parut réfléchir. Il s'extirpa finalement du canapé, gagna la petite table du coin cuisine et but une franche gorgée de la canette. De là, il prit tout son temps pour me sonder. Devant l'intensité de ses yeux sombres, je perdis peu à peu mon assurance. Une grimace s'esquissa sur sa bouche dans un mouvement de mâchoire contenu. Son regard me maintenant en otage, je m'assis sur une chaise.

« Tu y vas avec... Shizue ? Pas avec les trois autres ?

— Non, pas avec les trois autres ».

C'était ainsi qu'il appelait Sven, Alessandro et Yoshi.

Kensei ne dit plus rien. Il avait cette manière de parler, d'une voix basse mais ferme et sonore, en ménageant des silences pour mieux vous surprendre. Je l'avais écouté au cours de l'une de ses conversations avec Tennoji et déterminé qu'il prenait au moins une paire de secondes pour répondre. Deux analyses s'entrechoquaient. La première était qu'il mettait son auditoire à l'épreuve pour le déstabiliser, dans l'attente d'une réponse appropriée. La seconde théorie était culturelle. Chez tous les Japonais, j'avais remarqué que si la personne ne répondait à pas une question, c'était simplement par gêne. Personne ne voulait se mettre en porte à faux. On choisissait tout simplement d'éviter la confrontation pour ne pas avoir à dire ce qu'on ne voulait pas. Avec le temps, je commençais à lire entre les lignes et à apprivoiser ce mécanisme et ses particularismes.

« Visiter Tokyo en trois jours, ce n'est pas beaucoup, observa-t-il en me défiant toujours du regard.

Je tournai ma canette entre les doigts :

— J'y retournerai à une autre occasion.

— Avec moi par exemple ? interrogea-t-il en employant sa plus belle intonation. Il y a un excellent salon du tunning là-bas. Je rêve d'y aller.

Je sursautai. Du tunning ? Quel romantisme ! Il pouvait mieux faire.

— Pourquoi pas ».

J'en étais convaincue : les Japonais n'étaient pas tous aussi réservés qu'ils en avaient l'air. Kensei était quelqu'un de très singulier : qui aurait proposé à sa petite-amie de l'accompagner à un salon de customisation de véhicules alors que j'aurai plutôt parié sur une sortie à l'aquarium ?

Kensei fit le tour de la table, tira la chaise à côté de moi. Je lui volai un baiser et surpris, il resta un instant immobile. Il se reprit et me demanda poliment quel était mon programme de visites.

Octopus - Tome 2 : La Pieuvre a huit brasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant