Happy Meal

01 | la table heinz, par jules charley.

JEUDI LE 5 OCTOBRE, 22H16

—   Joyeux anniversaire! Joyeux anniversaire! Joyeuuuux anniversaaaire, Neeeeeeeell! Joyeux anniversaire!

Nell rentra la tête dans les épaules, les yeux à moitié crispés, la bouche tordue en une grimace. Mais ce qui l'horrifiait davantage que le fait qu'on lui chante joyeux anniversaire, c'était que Jules venait de barbouiller leur table de ketchup Heinz comme s'il s'eut agi d'un tube de peinture. Sa raison? Ça allait être drôle.

Les trois cons qui venaient de lui chanter la traditionnelle (et bien niaise) chanson d'anniversaire applaudissaient maintenant à tout rompre leur performance des plus minables. Nell gémit : 

—   Chuuuuut!

Évidemment, ça ne fit que les encourager : 

—   Nell! Nell! Nell! scandèrent-ils en chœur.

Assis sur la banquette en face d'elle, il y avait Yuma, ses longs cheveux noués en une queue de cheval et son visage basané déchiré d'un large sourire. Ses yeux se plissèrent, rieurs, et Nell eut l'impression que le mouvement accentuait ses profonds cernes, résultat des nombreuses heures que consacrait le garçon à ses études. Ils en étaient tous à leur dernière année à Happy Meadow High, l'unique école secondaire de leur bled, et Yuma bossait d'arrache-pied pour récolter les meilleures notes possibles.

Pourtant, malgré tous ses A+, Yuma ne visait ni la faculté de droit ni celle de médecine. En vérité, il ne savait même pas dans quel domaine se diriger après le secondaire. S'il étudiait si fort, c'était parce qu'il aimait étudier, c'était aussi simple que ça. Et encore, si un jour il se passait d'étudier, on pouvait être sûr qu'il hériterait quand même de la meilleure note de la classe. Telle était l'intelligence de Yum Yum, comme ils aimaient à le surnommer.

À côté de Yuma, Jules, son fidèle skateboard à ses pieds, donnait des coups de poing à la table tellement elle était morte de rire face à l'expression horrifiée de Nell. Elle se calma d'un chouïa quand elle sentit sa casquette Vans glisser de son crâne tant son corps était secoué de tremblements hilares. Elle replaça les quelques mèches rebelles qui sans cesse dépassaient de son précieux couvre-chef.

Nell lui jeta un regard envieux. Contrairement à elle, qui se battait chaque matin avec sa tignasse frisée, son amie défiait cette invention capillaire qu'était le fer à lisser : sa casquette, qu'elle portait en toutes circonstances et qui lui valait les remontrances de tout le corps enseignant de Happy Meadow High, lissait naturellement ses cheveux d'un rouge flamboyant.

Debout devant de la table, Amadeus lui souriait aussi, mais de façon plus discrète, plus posée que les deux autres. Il était comme ça, Moz. Leur petit Moz. Il n'y avait que Nell, Jules et Yuma qui avaient le droit d'utiliser ce surnom, qui tirait son origine du célèbre compositeur autrichien Wolfgang Amadeus Mozart. Parfois, ils poussaient la taquinerie jusqu'à le surnommer Mozzarella, et alors le petit blond gonflait les joues de façon comique pour leur faire comprendre qu'il n'appréciait pas. Ça les faisait tous bien rire.

De la montagne de hot-dogs que la serveuse leur avait apportée tout à l'heure, il ne restait plus que l'assiette, placée au centre de la table peinturlurée de ketchup. Une vraie œuvre d'art, cette table. Ils pourraient l'intituler La table Heinz. Nell imagina la critique pseudo-intellectuelle qu'on pourrait en tirer. Taches écarlates et table vétuste se marient en une valse violente et abstraite, apothéose de l'art postmoderne. À voir absolument au Wendy's.

Le Wendy's en question n'avait rien à voir avec la chaîne de restauration rapide américaine. C'était un restaurant familial bien entretenu, mais modeste. Les banquettes rouge nacarat contrastaient avec les murs bleu pastel, et des Rubik's Cubes géants faisaient office de chaises. Pour compléter l'effet « années 80 », les enceintes de la radio crachotaient en permanence du Cindy Lauper, du Rick Astley et du Culture Club.