Interlude : L'Anniversaire

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A l'approche de l'hiver, Will commença à sentir le changement s'opérer en lui, lentement, insidieusement. Sans qu'Hannibal et lui aient besoin de se concerter, il sut que leur lune de miel à Vienne touchait à sa fin, et qu'il était temps à présent d'ancrer leur vie à deux dans la réalité.

Au fil des jours, ils mirent leurs affaires en ordre. Ils ne partiraient pas sur un coup d'éclat, cette fois-ci. Hannibal remit la petite boutique d'antiquités en vente. Will fit ses adieux aux animaux du refuge, et à ses collègues qui le regretteraient. L'appartement fut lui aussi remis sur le marché, tandis que, peu à peu, leurs affaires trouvaient place dans les quelques valises qu'ils comptaient emporter.

A l'annonce de leur départ, leurs voisins insistèrent pour organiser un dîner d'adieu. Johann et Simon Mann n'étaient pas restés très longtemps dans leur jolie ville, mais, à leur manière discrète et réservée, ils avaient laissé dans les esprits une empreinte positive.

Hannibal se plia de bonne grâce à l'invitation. Will l'aida à préparer la soirée dans leur salon presque vide, et il sut ce soir-là que toutes les viandes provenaient bel et bien du petit boucher de quartier qu'ils avaient découvert quelques rues plus loin.

Hannibal se montrait prudent. Il n'avait plus le désir de flamboyer aux côtés de Will pour narguer le FBI et Interpol. Non, à présent qu'ils avaient tous deux savouré leur triomphe, proclamé leur amour et leur union meurtrière à la face du monde, ils n'aspiraient plus qu'à un départ en toute retenue, un adieu courtois, presque silencieux, pour s'engager enfin dans la nouvelle vie qui serait la leur, sans laisser de traces...

Will voyait dans cette mesure une marque du souci profond qu'Hannibal avait de lui et de leur avenir ensemble. Sans aucun doute, l'existence qui les attendrait aux Pays-Bas serait très différente de leur cavale de ces derniers mois. Cela ressemblerait plus à la vie qu'Hannibal avait prévue pour lui et Abigail, lorsqu'ils avaient projeté de s'enfuir ensemble des années plus tôt... Où Hannibal les aurait-il emmenés, alors ? Dans un autre monde...

Sans regret, sans inquiétude pour l'avenir, Will aida Hannibal à porter les valises hors de leur petit appartement vide, et embrassa cette nouvelle vie qui serait la sienne.

Ils prirent de nouvelles identités pour se rendre aux Pays-Bas : Willem et Mikkel Arsen. Achille et Patrocle les accompagnèrent. Depuis plusieurs mois déjà, inconsciemment, leur choix s'était porté sur la paisible capitale d'Amsterdam. Un centre culturel et artistique inépuisable pour Hannibal, une ville à taille humaine pour Will, parcourue de fleurs et de canaux, loin de l'agitation aliénante des cités tentaculaires américaines. L'annonce d'une grande exposition dédiée à Vermeer dans les journaux internationaux, quelques mois plus tôt, avait porté comme un point définitif à l'idée déjà positive qu'ils se faisaient de la ville nordique.

Ils avaient élu domicile dans l'un des immeubles étrangement branlants du centre-ville, non loin de la gare centrale. Là-bas, toutes les bâtisses ne faisaient pas plus de cinq ou six étages. Les façades de briques rivalisaient de jeu avec les colombages anciens. Les parquets cirés et les plafonds moulurés donnaient sur le charme des rues pavées de rouge, des boutiques en pain d'épice et des centaines de ponts qui enjambaient l'Amstel, sous le liseré clément du Soleil.

Will se surprit immédiatement à apprécier cette ville. Les premiers jours, il prit plaisir avec Hannibal à simplement déambuler dans ses rues tranquilles, à savourer le calme qu'elle jetait sur sa vie, conscient de la campagne toute proche et du regard bienveillant des habitants. Il lut avec délice l'excitation dans les yeux d'Hannibal à la vue des musées et des innombrables galeries d'art que la ville recelait. Ils convinrent cependant de rester à distance des plus grandes institutions, pour l'instant. Ils venaient tout juste de s'installer. Contrairement à leurs précédents voyages, ils devaient se montrer prudents, car ils envisageaient de passer les prochaines années de leur vie ici. Ils devaient apprendre à maîtriser leur environnement. Le regard que tous deux portaient sur Amsterdam était différent de ce qu'ils avaient vécu à Paris ou à Vienne : ici, ils projetaient de sceller leur avenir, ici, il n'y aurait plus de meurtres flamboyants ni de projets de fuite, rien qu'un couple et leurs deux chiens dans leur appartement paisible. Les Amants Tueurs allaient entrer en hibernation. Car c'était le seul moyen pour eux de mener une existence stable, sur le long terme, sans se faire arrêter. Amsterdam représentait le monde qu'ils avaient décidé de créer pour eux-mêmes, une façade semblable à celle qu'Hannibal s'était construit pendant des années lorsqu'il exerçait la psychiatrie à Baltimore, dissimulé aux yeux de tous. Ce costume qu'ils élaboraient devrait durer au moins aussi longtemps. Il n'était plus temps d'éblouir ou de narguer qui que ce soit. Il était temps de bâtir un avenir ensemble.

Hannibal s'engagea comme chirurgien sur la base de fausses références à l'hôpital le plus proche. Revenir à la psychiatrie le tentait, Will le savait, mais il était impossible de mettre un pied dans ce monde sans susciter l'attention de ses collègues néerlandais, et Hannibal ne pouvait pas fabriquer pour sa fausse-identité un passé universitaire avec les publications qui l'accompagnaient. La chirurgie, pratiquée simplement et loin des grands pontes de la médecine, offrait davantage de discrétion, en plus de revenus confortables. Will, quant à lui, trouva parfaitement son bonheur dans ce grand port que formait Amsterdam : il revint à cette destinée dont Jack Crawford l'avait tiré, réparant les moteurs des multiples bateaux de plaisance qui parcouraient les canaux de la ville jour après jour.

A nouveau, ils formaient un couple surprenant : le mécanicien revêche et le médecin rigoureux, de quinze ans son aîné. Mais Amsterdam offrait plus de tolérance que n'importe quelle autre ville en Europe. Contrairement à Paris et Vienne, Will et Hannibal se risquèrent à nouer des relations dans les milieux qui étaient les leurs, et Hannibal ne tarda pas bientôt à organiser à nouveau ces dîners mondains qu'il affectionnait tant à l'époque.

La ville ne manquait pas de touristes grossiers qu'il était facile de faire disparaitre, au gré des réceptions et de leurs envies. Hannibal et Will veillèrent cependant à ne laisser cette fois-ci aucune trace exploitable, aucun schéma récurrent, aucun corps. Ils tuèrent peu dans les premiers temps de leur vie à Amsterdam, et le plus souvent chacun de leur côté. Tuer ensemble revêtait quelque chose de trop symbolique, presque sacré à leurs yeux : c'était aussi intime et enivrant que faire l'amour, ils ne pouvaient tout simplement pas s'y risquer sans se laisser déborder par leur frénésie...

Une journée en particulier, cependant, fit exception à la règle. Cette journée, Hannibal et Will la virent approcher, sans en parler, rien qu'en laissant son impression flotter dans l'air. C'était le jour de leur anniversaire.

Un an plus tôt, Will et Hannibal s'étaient tenus debout tout en haut d'une falaise assaillie par l'océan, et ils s'étaient vus, compris, révélés, aimés, acceptés l'un l'autre. Ils s'étaient unis, pour le meilleur et pour le pire, ils avaient dit adieu à leur ancienne existence pour en former une nouvelle ensemble.

Un an après ces évènements, Hannibal et Will prirent leur voiture jusqu'à un petit village non loin de la banlieue d'Amsterdam. Ils avaient repéré l'homme dès leur arrivée aux Pays-Bas. Avec l'acuité qui était la sienne, rien qu'en lisant les nouvelles et les coupures de presse, Will était parvenu à reconstituer ce que la police néerlandaise ne parvenait pas à voir. L'homme était un tueur en série sévissant depuis plusieurs années dans la campagne environnante. Hannibal et Will l'avaient laissé de côté, regardé agir, surveillant le moindre de ses faits et gestes, prévoyant déjà en eux-mêmes le sort qu'ils lui réservaient...

C'était pour aujourd'hui. Dans la voiture qui les conduisait tous les deux, Will ressentait une excitation électrique, une onde mouvante qui parcourait l'ensemble de son corps jusqu'au plus profond de lui-même, une impatience folle. Hannibal à côté de lui vibrait au même diapason. Ils se sentaient comme deux amants séparés depuis trop longtemps, deux âmes sœurs impatientes de s'unir à nouveau, enfin...

Et c'est ce qu'ils firent. A la nuit tombée, à la lueur de la pleine Lune, ils assassinèrent cet homme comme ils avaient tué Francis Dolarhyde : de concert, dans une danse parfaite de mouvement et de mort, un ballet terrible et magnifique, une langue connue d'eux seuls. Ils l'abattirent avec le même sentiment d'exaltation et de grandeur, ils y jetèrent toutes leurs forces, tout leur amour et leur compréhension mutuelle, l'essence même de ce qui les unissait. Et à nouveau sous la pleine Lune, ils s'étreignirent, trempé d'un sang noir comme le destin qu'ils avaient choisi. Il n'y avait pas de falaise pour les précipiter, cette fois-ci. Le choix était fait depuis longtemps. Will embrassa Hannibal, comme il avait rêvé de le faire avant de les entrainer tous les deux vers l'abysse. Il n'y avait plus de doute, plus de crainte, rien qu'une plénitude absolue.

Au sortir de cette renaissance, Hannibal offrit à Will le présent qu'il lui avait réservé, peut-être depuis des années, depuis ce jour où il avait prévu de s'enfuir avec lui en Italie...

Une alliance, tâchée de sang.

After The Fall (Hannibal)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant