Chapitre III

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Il est sept heures trente, heure d'ouverture du lundi au supermarché où je travaille.

J'aurais pu rester au lit et dormir toute la journée pendant une semaine, c'est ce à quoi on a le droit après la perte d'un proche. Pourtant j'en ai décidé autrement. Je ne tenais pas réellement à passer mes journées dans mon canapé à manger des yaourts devant les rediffusions de Questions pour un champion.

Certains mangent de la glace enroulée dans un plaid en regardant Gossip Girls après leur rupture, le yaourt et Question pour un champion c'est mon rituel de deuil.

Alors, plus parce que j'ai besoin d'argent que par conviction, je retourne au travail.
Pourtant aujourd'hui je ne vais pas directement à la caisse numéro onze, celle à la quelle je suis assignée.
Je monte sur le toit et je regarde les lumières de la ville s'allumer.
C'est magnifique.

Je dois rester plusieurs heures ici car quand le soleil a fini de se lever, je j'ai suis toujours en haut, les mains dans les poches de ma parka noire. Le vent me met les cheveux devant le visage et fait frémir mon corps ankylosé. Pourtant j'apprécie.
C'est une sensation de liberté et de puissance qui m'envahit alors que je regarde mon monde de haut, le vent dans les cheveux.
Au bout d'un moment je m'autorise à ouvrir les bras et à fermer les yeux.
Je crois que c'est ce qui fait le plus de bien, cette sensation de pouvoir tout voir en surplombant les autres mais de ne rien contrôler.
C'est comme un rappel à l'ordre qui nous rappelle que nous ne sommes qu'un être humain parmi tant d'autres mais que, peut être on peut faire quelque chose pour changer ce monde.

Je pense que c'est ce dont j'avais besoin.

«-Alors, tu apprécies ?
-Pleinement.
-C'est comment ?
-Vivifiant... Et frais.»

Elle s'approche de moi lentement et enfonce son bonnet sur ses oreilles froides en même temps qu'elle sort un paquet de cigarettes.
Elle m'en tend une que je refuse d'un geste de la main.
Elle cherche un briquet, elle fouille dans ses poches à la recherche du petit objet, puis se tourne vers moi.
Comme d'habitude elle ne l'a pas, comme d'habitude je lui prêterais, comme d'habitude elle ne me le rendra que la semaine prochaine.
De toute manière je ne fume pas.

Elle est comme ça Marjorie, directe mais discrète. Et polie aussi, elle sait que je ne fume pas mais elle m'en propose une tous les matins, «on ne sait jamais» qu'elle dit.

Elle sourit en tirant une latte sur sa cigarette, le regard au loin.
Elle aussi a les cheveux emmêlés par la brise. Maintenus en haut par son bonnet de laine, de longues mèches blondes volent autour de son visage. Son nez est rosi par la basse température, de même que ses joues.
Elle est vraiment jolie avec son visage enfantin et ses petites lèvres gercées.
Elle regarde l'horizon et commence un compte à rebours.
Au zéro toutes les lumières de la ville s'éteignent pour laisser place au jour.

Avec elle chaque jour j'en apprends un peu plus.
Alors aujourd'hui, parce que j'en avais besoin, je souris et je prends à mon tour une cigarette, et pour une fois je reprends mon briquet.

À deux nous terminons sa pause, dans une complicité silencieuse.

*****

La tête dans un rayon, alignant depuis quelques heures le dernier modèle de console sur l'étagère en métal blanc, je repense à ma lâcheté.
Fuir un bout de papier, c'est risible.

Alors, sans me soucier des clients je m'assois sur mon escabeau, la tête entre les mains.
Ma queue de cheval est sûrement en bataille à l'heure qu'il est mais je ne prends pas le temps de la refaire avant de me lancer dans ma réflexion.
Des mèches tombant sur le visage, je pousse un long soupir.
Je reste quelques minutes dans cette position avant qu'un enfant me prenne la main. Il est souriant et tend les bras vers moi, pourquoi ?

«-Ma maman a dit qu'il fallait vous apporter un verre d'eau. Parce que vous êtes pas bien.»

Je relève la tête et je remarque que le petit garçon a à peine cinq ans. Il tient un gobelet en plastique rempli d'eau froide à bouts de bras. Je le prends avant qu'il ne le lâche et je descends de mon perchoir.
Je tourne la tête dans l'espoir d'apercevoir la mère de l'enfant. En effet, je vois une femme qui me sourit quelques mètres plus loin. Elle a le ventre légèrement arrondi et une bande de peau dépasse de son t-shirt violet.
Elle des petites cernes sous les yeux et quelques marques de fatigue sur le visage.

Pas de doutes, elle est enceinte.

Je hoche la tête, lui rends son sourire et murmure un merci à l'enfant qui se tient en face de moi. Je fouille dans mes poches et j'en sors un petit carré que je donne à l'enfant. Après m'avoir remercié avec un grand sourire, il part en courant montrer à sa mère la friandise que je lui ai donné.

Être enfant est une période magnifique, à cet âge on rêve et on ne pense pas à tous les problèmes qui nous entourent.
Je crois que j'aimerais être enfant toute ma vie.
Alors, avec la plus grande motivation que je peux mobiliser, je me relève et je continue d'empiler et de disposer sur les étagères, les cadeaux de tous les enfants.

En y repensant j'aimerais sûrement être mère. Pas maintenant, mais un jour.
Peut-être que quand j'aurai une situation stable j'aurai le courage de m'occuper d'un enfant. Seulement je ne veux pas le mettre au monde, je n'en serais pas capable.
Pour moi l'adoption est une belle chose.

Mais pour avoir une situation stable, il me faudrait une autre vie, où j'aurais une maison et un peu d'argent de côté. Et du temps aussi.

Puis je me rappelle soudain ce testament que j'ai laissé au fond d'un tiroir.
Et si j'avais une chance de tout changer. Si j'avais une chance de faire évoluer ma vie.

D'autant plus que tout les biens de ma tante iraient au reste de la famille si je ne me décide pas rapidement.
Rien qu'en repensant leur expressions avides quand le notaire est parti, cela me donne des frissons.
Je crois bien que pour rien au monde je ne les laisserai toucher à une miette de cet héritage.

Ils pensent tous que je ne suis pas capable de récupérer ce qu'on m'a légué. Je suis bien décidée à leur prouver le contraire. Je prendrai ce qui me revient et je l'utiliserai à bon escient.
Oui, ma vie à besoin d'un coup de fouet et je dois me préparer à lui donner.

Quatorze heures quarante sept, dans un supermarché la tête entre deux rayons, j'ai décidé de changer ma vie en chassant ma famille de charognards de ce qui m'appartient.

Ma fille et moiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant