Amaury contemplait avec émotion le visage fripé de sa fille. Maintenant qu'il n'avait plus à s'angoisser pour Mariecke, son épouse hollandaise, il ne ressentait plus qu'une immense fierté devant ce nouveau-né plus rouge qu'une crevette. Demain, sans doute, il se dirait qu'il aurait mieux valu un garçon qui puisse lui succéder. Mais pour l'instant il goutait à ce privilège rare de connaître un moment parfait. En cet instant de paix, alors que sa fille vagissait doucement dans ses bras, le passé lui revint en mémoire.
Tout concourait à faire de ce 17 janvier 1612 un jour inoubliable. Ses affaires prospéraient de façon quasi magique et il pouvait, enfin, s'adonner au culte protestant sans craindre de représailles. Depuis qu'Henry IV avait déclaré La Rochelle ville libre, doté de la liberté de culte pour les siens, un vent d'indépendance soufflait qui faisait oublier les heures sombres de la guerre civile. La garantie royale laissait libre champ à la paix et l'espoir renaissait dans les familles si souvent éprouvées par la répression sanglante contre les réformés. L'inauguration prochaine des fortifications de l'enceinte Henry IV venait renforcer ce sentiment et il devenait rituel, pour les Rochelais, de se promener sur les remparts et d'admirer les six grands bastions érigés pour protéger la ville. Chacun, du plus humble au plus fortuné, profitait de cette sécurité nouvelle et les mines réjouies remplaçaient avec bonheur les figures tristes.
Amaury, en commerçant avisé, savait profiter de la situation pour diversifier ses affaires au maximum. A l'atelier d'orfèvrerie hérité de son père il avait ajouté, peu à peu, des participations sous forme d'actions au sein de la compagnie néerlandaise des Indes orientales mais aussi, pour ne rien laisser au hasard, au sein de sa concurrente directe : la compagnie anglaise des Indes orientales. Leur excellent rapport lui avait alors donner l'occasion d'affréter une flotte modeste lui permettant de commercer directement avec ses partenaires hollandais et anglais sans avoir à supporter les aléas des longues traversés vers l'Inde, la Chine ou le Japon. Les marchandises qu'il ramenait ensuite d'Amsterdam ou de Londres venaient augmenter son stock tout en le diversifiant ce qui augmentait d'autant sa notoriété et sa position au sein même de la ville. Tout un chacun savait, dans les ruelles du vieux port comme dans les châteaux isolés que ses entrepôts et ses magasins regorgeaient des denrées les plus rares importés de contrées aux noms exotiques.
Rien pourtant dans son existence ne marquait de façon notable cette évolution soudaine de son niveau de vie. L'entrepôt d'orfèvrerie hérité de son grand père se tenait toujours au rez-de-chaussée d'une maison étroite et vieillotte de la rue Saint Sauveur. Il en avait juste acquis les étages supérieurs où il recevait et logeait ses relations d'affaire, souvent des étrangers venus d'outre-manche ou des Provinces-Unies. Quant à ses célèbres entrepôts, ils restaient contigües aux quais ce qui évitait des transports inutiles puisque le débarquement et l'entreposage se faisaient sur un même site. Pour garder cet endroit sensible, deux mercenaires rescapés des guerres de religion et découverts mendiants et estropiés dans les rues d'Amsterdam, logeaient sur place. Le domaine de Mariecke, son épouse Hollandaise, commençait au seuil de la maison mitoyenne à l'atelier, achetée lors de son mariage cinq années plus tôt. Dés l'abord, les alléchantes odeurs de cuisine mêlées aux parfums frais et entêtants des brassées de fleurs disposées au hasard des pièces donnaient au mot foyer tout son sens. Sans être maniaque, Mariecke veillait à tout et se dévouait sans compter pour offrir à son mari des conditions de vie quasi idéales. Et pour cet entrepreneur audacieux, prompt à affronter les colères de la Manche pour les besoins de son commerce, rien n'était plus reposant que de savoir qu'un ilot de paix et de douceur l'attendait dans sa ville natale sous la houlette attentive et aimante d'une épouse sans doute pas la plus belle de toute la cité mais certainement la plus dévouée et la plus aimante.
Mariecke, fille cadette d'un riche marchand prospère des pays bas, n'espérait plus rencontrer le grand amour lorsqu'Amaury vint rendre visite à son père en 1606 dans le but d'établir avec lui des contrats commerciaux. Agée de plus d'une vingtaine d'année, elle régnait alors sans partage sur la maison familiale, remplaçant une mère trop tôt décédée. Cette situation ne semblait pas lui déplaire outre mesure et ses sœurs ainés, établies depuis plusieurs années, désespéraient de la voir jamais s'intéresser à l'un des jeunes hommes qu'elles s'évertuaient à lui présenter, Son attitude changea du tout au tout lorsque son père installa Amaury chez lui pour la durée de son séjour. Le français amenait dans la vieille maison un air d'aventure et de distinction qui faisait vibrer son cœur comme personne auparavant n'avait su le faire. Elle lui trouvait un charme, une séduction qui la faisaient rêver et l'empêchaient de remplir correctement ses devoirs de maison. Cette fébrilité n'échappait à personne et, surtout pas, à son père. Le brave homme se réjouissait de voir sa fille succomber enfin à l'amour mais il ne souhaitait pas, pour autant, qu'elle fasse un mauvais choix et risque, par sa jeunesse et sa naïveté, de connaître une vie difficile. Par ses nombreux contacts dans toute l'Europe, le marchand n'ignorait rien de la condition difficile faite à ses coreligionnaires ainsi que la précarité des privilèges accordés aux Rochelais par Henry IV, privilèges qui risquaient d'être remis en question si le roi venait à mourir. De plus la France restait toujours sous le coup d'épidémies de peste endémiques qui reparaissaient du nord au sud et de l'est à l'ouest sans que rien ne laisse jamais prévoir ou elles décideraient de frapper. La Rochelle se ressentait encore du lourd tribut payé lors de la dernière d'entre elles, au tout début du siècle. Enfin il ne connaissait pas encore assez Amaury pour lui confier sa petite dernière devenue, au fil du temps, sa préférée.
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Aurore
Historical FictionLa longue course vers la liberté d'une jeune fille ruinée et orpheline dans l'Europe du XVII° siècle.