Ainsi qu'elle avait pris l'habitude de le faire chaque matin depuis le début du siège, Aurore s'installa à sa place favorite sur les remparts, du coté de la Porte Saint Nicolas. Emmitouflée dans sa lourde cape de drap noire, elle tentait de se protéger du vent glacial qui s'engouffrait en sifflant entre les hauts murs de pierre. Bien que d'excellente qualité, l'étoffe montrait des traces d'usure révélatrices d'un changement de train de vie récent. Les quelques centimètres manquants qui eussent permis au manteau de tomber sur son corps juvénile avec une grâce parfaite accentuaient cette impression. Si elle n'avait autant cherché à se protéger du froid glacial de ce début d'automne, un observateur attentif aurait pu constater que sa robe de serge violine présentait les mêmes défauts. La jeune fille solitaire vêtue de sombre, seule sur ce rempart désert, formait un tableau mélancolique qui s'accordait à merveille avec le ciel gris, plombé de pluie de ce matin d'octobre. Et ce n'était pas le vaste port s'ouvrant devant elle et sur lequel elle s'usait les yeux chaque matin qui venait égailler cette vue d'ensemble. De même que les remparts et le reste de la ville, il se distinguait par un manque total de mouvement. Aucune voile, petite ou grande, ne venait en troubler la surface et les seules traces de blancheur au milieu de cet univers lugubre provenaient des longues vagues océaniques venant s'écraser à ses pieds en gerbes d'écumes plus ou moins hautes.
Les rochelais, quant à eux, s'éveillaient à peine bien que le carillon ait, depuis un bon moment, sonné la demi de sept heure. Cette léthargie inhabituelle d'un port, en d'autres temps très actifs traduisait, mieux que tous les discours, la rigueur impitoyable du siège mené par Richelieu et les catholiques contre une des dernières places fortes accordées par Henry IV aux protestants.
La mort du célèbre roi, assassiné par Ravaillac, avait sonné le glas de la tolérance pour toutes les villes libres et, surtout, la Rochelle. L'heure était à l'unité de la nation derrière un roi qui voulait faire oublier les promesses faites par son père aux réformés. En cette fin d'octobre 1628, les troupes royales verrouillaient totalement la ville et ses habitants n'en finissaient plus de mourir de faim. Seul un quart de la population ne se nourrissant plus que de cuir bouilli ou de parchemins assaisonnés de suif et de chardon pouvait encore se vanter de voir le soleil se lever le matin. Tous les autres étaient mort d'inanition, les plus faibles d'abord puis les femmes, les enfants et, enfin, les hommes dans la force de l'âge.
Quelques uns, dont Aurore, continuaient pourtant à observer chaque matin l'horizon avec le secret espoir de voir apparaître des vaisseaux anglais porteurs de vivres frais. La jeune fille mesurait bien sur l'irréalisme d'un tel espoir. Les embarcations du Comte de Lindsey n'avaient-elles pas été impitoyablement balayées au début du mois par la flotte française alors qu'elles se présentaient devant le pertuis de la Rochelle pour secourir les protestants affamés ?
Néanmoins, à chaque levé de soleil et quel que soit son état de faiblesse, elle se tenait là sur les remparts à scruter l'horizon. Qu'attendait-elle alors dans le froid glacial ? Elle n'aurait su le dire. Mais défier du regard, même de loin, les troupes catholiques l'aidait à tenir en dépit des crampes douloureuses de son estomac affamé. Il lui fallait cultiver sa haine et rien de tel, pour cela, que de contempler la barrière de bateaux démembres et enchaînés que Richelieu avait déployé au milieu du chenal menant au port pour mieux en bloquer l'accès. Cette vision quotidienne la révulsait. Cette fille de capitaine, passionnément amoureuse de sa ville mais aussi de la mer, n'admettait pas que l'on prive les marins, pécheurs et autres voyageurs du vaste océan d'un refuge providentiel en cas de tempête. Elle ne supportait pas non plus que l'on puisse mutiler gratuitement des vaisseaux, fruits d'un travail complexe, pour de simples questions d'ambitions politiques. Fallait-il que la haine de ce nouveau roi, qui se prétendait leur père à tous, soit forte pour le réduire à user de tels expédients contre une assemblée de gens pacifiques qui n'avaient pour seul tort de ne pas vouloir prier de la même façon que les autres ! Aurore ne comprenait décidemment rien à cette guerre injuste qui leur était faite mais elle avait d'ors et déjà compris que les hasards de la politique et du pouvoir se moquaient bien de la vie des hommes et de leur bien-être. La gloire de quelques uns justifiait le martyr de la majorité et ainsi allait le monde.
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Aurore
Historical FictionLa longue course vers la liberté d'une jeune fille ruinée et orpheline dans l'Europe du XVII° siècle.