« Préambule d'une tragédie »

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Des cendres, un feu s'éveillera
Des ombres, une lumière jaillira.

Ma jeunesse fut une véritable épreuve, bien que moindre en comparaison à ce qui m'attendait par la suite.
Je passais ainsi mes premières années à l'ombre de la demeure familiale, caché au monde, protégé du regard vindicateur du peuple, et protégeant ce dernier du dégoût que je devais susciter. L'intérêt minime que j'inspirais alors se concentrait entièrement  dans ma mère, une femme sage, forte et aimante autoritairement et exigeante. Elle m'enseigna ce qu'elle savait mieux que quiconque et qui serait l'unique arme qui m'aiderait à avancer à l'aube de ma vie : les mots.
Littérature, poésie, rhétorique,  laconisme, et dialectes étrangers occupèrent mes journées jusqu'à ce que j'atteigne ma majorité civile ; car la notoriété de mon père ne constituait aucune immunité face à l'éducation militaire qui attendait les jeunes hommes, aptes ou non, formés à défendre la Terre-mère et à respecter l'héritage d'Arathor.

Par conséquent, j'étais exhorté au matin de mon seizième cycle à emménager à la garnison nord-ouest de la cité. Ce que je fis : à l'aurore du 20 février de l'an 16, j'empaquetais mes effets, me saisissais de la pension que ma mère avait prit soin de disposer dans ma chambre d'enfant, puis pliais bagage avec l'étrange sensation que je ne reviendrais pas.
Je n'avertissais cependant personne de mon départ ; j'étais timide et parlais peu à cette époque, je n'allais pas prendre la peine de tirer ma mère de son sommeil pour qu'elle finisse par vouloir à tout prix m'accompagner. Je n'étais encore jamais sorti seul de chez moi, c'était la parfaite occasion d'expérimenter la brise de la liberté.
Ainsi, je quittais le foyer pour la première fois de ma propre initiative, l'esprit chargé d'ambitions nouvelles et d'un espoir neuf de prendre en main la vie qui s'offrait à moi. Quel idiot j'étais...
Je traversais les rues bondées de Strom, passant par les différents quartiers commercants en me séparant de la capuche qui voilait ma face, dans un élan de courage et d'espoir de ne pas être dévisagé puis agressé par la "dangereuse plèbe" que me décrivait autrefois mon paternel. Je ne l'ai jamais aimé, et il me le rendait bien. C'était un homme respecté mais détestable en tous points, avare et obnubilé par le pouvoir et la discipline, tout ce qui inspirait la nation dans laquelle je vivais, tout ce qui m'insupportait alors.
Je repensais à cela en marchant et en serrant les poings.
Pour en revenir à cette plèbe, je ne rencontrais, à ma plus grande surprise, aucun regard, aucun jugement. J'étais invisible, fondu dans la superbe masse formée par la foule. On m'avait menti : je n'étais pas aussi unique et répulsif que ce que mon père ne cessait de rabacher dès qu'il en avait le loisir.
Les gens (le "peuple") qui parcouraient ces rues étaient divers et variés, souvent pressés par une vie aussi active qu'il est possible de l'imaginer, marchant d'un pas sûr et ferme - à la façon des stromgardiens. Certains transportaient tout un tas de babioles et de ressources dans de grands sacs à leurs épaules, d'autres n'avaient guère à s'encombrer et leurs servants les suivaient au pas en se souciant de leurs charges. Certains étaient vêtus de tissus et d'habits cousus-main, d'autres de belles étoffes ou de soie et de parures ornées montrant un statut social précis.
Mais la démarche commune était homogène : ils se tenaient tous droits et fiers, au regard confiant qui trahissait un orgueil plus ou moins grand, et donnaient à l'unanimité l'impression de savoir où ils allaient, de suivre un chemin bien tracé, un destin à l'issue certaine.
Mais le peuple n'était guère intimidant à côté des gardes de la ville, véritables remparts de la nation, arborant les couleurs ardentes écarlate et albâtre de Strom sur un tabard parfaitement lisse surpassant une épaisse cuirasse de plates, elle-même précédée d'une cotte de mailles assemblées d'une précision draconienne. Le plus flagant restait leur heaume, ne laissant entrevoir qu'un regard inébranlable et laissant supposer qu'ils ont étés habitués à cette lourde charge par le biais d'une formation extrêmement rigoureuse : ils ne semblaient pas bouger d'un pouce, pas même respirer. Et pourtant, l'autorité qu'ils suggéraient était telle qu'elle n'avait alors pas d'égal dans tous les autres royaumes. Une discipline digne des "fils et filles de Stromgarde".
Ce spectacle tout à fait inédit à mes yeux fut assez court, puisque je pénétrais dans le quartier militaire en une vingtaine de minutes de marche.
J'entendais dès lors les cris rythmés et les bruits qui laissaient deviner un entraînement intensif à la caserne la plus proche. Je continuais, avant que devant moi ne se dresse une immense forteresse, blanche et grise, à la charpente et toiture rouges, surplombée de deux drapeaux, ondulants sous le vent, qui me paraissèrent caresser les cieux : le blason de notre nation, un poing doré couvert du sang ennemi, tendu serré vers le ciel.
Après une courte contemplation, je remarquais le bruit lourd et frappant de la marche d'un soldat, couvrant le bruit de ses semblables par sa proximité, qui s'approchait vers moi assez rapidement. Un peu trop. Je fis un pas en arrière, intimidé, et ne sachant comment me comporter dans une telle situation, je m'agenouilla et baissa la tête en guise de respect, puis je ferma les yeux par crainte de ce qui allait m'être infligé.
Les bruits de pas cessèrent aussi sèchement qu'ils avaient commencés, puis un silence approximatif s'installa.
"..."
Ce silence fut coupé court.
"Hahaha ! Haha !"
Le soldat éclata dans un rire à gorge ouverte, résonnant dans son casque.
Puis il reprit peu à peu son calme.
"Qu'est-ce que tu fais ?" lanca-t-il d'un ton subitement sévère.
"-Je... Je vous salue, monsieur, disais-je tout en me redressant lentement.
-Monsieur ? J'ai l'air d'être un seigneur ?
-Je ne voulais pas vous manquer de respect.
-Commence par répondre franchement à ma question, alors. Que fais-tu ici ?
-J'ai été convoqué pour intégrer les forces armées.
-Intégrer ? La route sera longue avant d'espérer reçevoir un jour ton écusson.
-Je le sais bien. Je suis prêt, je veux me lancer dès maintenant.
-Parfait. J'espère que tu as bien profité de tes derniers repas de nobliaud, dit-il en posant ses prunelles d'ambre sur le pendentif qui ornait mon cou, devinant aisément mon statut.
Oublies la vie facile, car tu ne connaîtra désormais que la sueur et les larmes."

Vindicateur FunèbreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant