J'organisais ma fuite en solitaire : je ne voulais entraîner personne dans ma désertion, et je ne pouvais encore moins risquer d'être trahit et dénoncé.
Il me fallait un plan.
De toute évidence, je ne pouvais m'y prendre en plein jour puisque la totalité des gardes était mobilisée aux murs et à l'entrée principale, et le reste de l'armée patrouillait aux alentours de la ville et se préparait à la défendre.
En revanche, la nuit, la surveillance était réduite et mes chances de succès augmentées. J'étais régulièrement informé des heures de patrouille et de repos de chaque escouade, ce qui me facilitait largement la tâche. Il se trouvait que la section en charge du mur Est donnant sur le lac était délaissée de presque toute protection en vue de sa situation géographique -ses rondes étaient majoritairement composées de néophytes qui n'étaient que dix en veille de nuit. Une fois le mur passé, je devais rapidement traverser le lac sur un mille - car ma disparition ne passerait pas inaperçue - afin de débarquer sur la rive orientale, avant de passer la Grand-Route et de m'installer à proximité de celle-ci pour la nuit. Ensuite, je pourrais faire route pour la maison de campagne de mon père, où il n'allait d'ailleurs presque jamais et payait un prix exhorbitant pour son entretien. Là-bas, j'y trouverais du matériel, un cheval et des provisions.
J'avais un plan. Le lendemain, je le mettais en oeuvre : tout d'abord, il me fallait une tenue plus légère, afin d'optimiser ma discrétion pour la première partie du plan et mon confort de marche pour la suite. Ensuite, je devais trouver une chaloupe pour la deuxième partie. Organiser tout ceci et me pourvoir de ce qu'il me fallait n'allait pas être une mince affaire, mais ça ne pouvait pas être pire que de prendre part à une bataille perdue d'avance. La vieille Syna tenait une petite friperie dans le quartier portuaire. Après m'être renseigné sur ses horaires, je m'étais en toute logique rendu à sa boutique en uniforme et toquais avec entrain quatre fois à sa porte et, lorsque la vieille femme m'ouvrit la porte, je prétextais une inspection de la plus haute importance en lui montrant mon écusson d'officier. Sous la pression qui se confrontait à elle, elle accepta sans hésitation et me mena dans l'arrière-boutique où un tas de parures de tous types étaient entreposées. J'inspectais hâtivement le tout, puis choisissais au hasard quelques manteaux de fourrure et une bure que je pris sous mon bras. En retournant à l'entrée, je partis sans prononcer un traître mot, ni même en daignant adresser un seul regard à la vieille Syna. Après avoir récupéré les vêtements qui me serviraient lors de mon voyage, j'allais les dissimuler à la caserne en prenant soin de ne pas être trop observé et sujet à des questions mal avisées. À mon grand dam, un de mes anciens coéquipiers dont la troupe était désormais sous ma responsabilité surgit de la réserve d'armes et m'interpella :
"-Ahoy ! Sir, je vous cherchais ! lança-t-il en s'approchant d'un pas pressé et maladroit, les bras chargés de caisses en bois.
-Rodrick ? Je t'avais assigné à la sécurité civile, que fais-tu là ?
- Hum, je... j'avais besoin d'une nouvelle arme, la mienne est émoussée, dit-il en bafouillant et cherchant ses mots.
- Pourquoi ne pas aller à la forge, dans ce cas ?
- Le forgeron est absent. Il est malade aux dernières nouvelles.
- Foutaises, je l'ai croisé ce matin-même. Sois honnête avec ton supérieur."
Il baissa alors la tête, prenant une grande inspiration et marquant une pause de plusieurs secondes :
"-Je...
- Tu fuis, le coupais-je subitement. N'est-ce pas ?
- Messire... marmonna-t-il en commençant à trembler de honte
- Tu fuis, car il n'y a plus d'espoir en toi. Tu fuis car tu veux vivre. Combien de temps penses-tu survivre après avoir déserté ?
- Je vous en supplie, chevalier, qu'on en finisse vite. Je ne veux pas que ma famille ait à subir ma couardise.
- Ce ne sera pas nécessaire. Je ne t'en veux pas de désirer la vie d'homme libre.
- Vous... n'allez pas me dénoncer ?
- Non. Je ne te jugerai pas pour un tel crime, car j'en suis moi-même coupable."
Rodrick lâcha les caisses qui se fracassèrent sur le sol pavé dans un vacarme d'acier et de ferraille. Ses yeux écarquillés sur moi révélèrent une lueur d'espoir qui venait de se raviver, et nul mot ne parvenait alors à s'échapper de sa bouche entre-ouverte.
"Mur Est, à minuit. Prévois des vêtements simples et discrets, et ne te charges que du nécessaire. Disposez, soldat." Rodrick opina rapidement du chef à cet ordre, et s'en retourna à la réserve.
La première partie du plan était un succès, et j'en gagnais un compagnon de route que je savais loyal, ce qui pouvait s'avérer utile lorsqu'on s'aventure dans les royaumes du Nord. Désormais, il me fallait trouver une chaloupe : je pouvais en trouver aisément au port, mais celui-ci était bien gardé, et déplacer une barque dans la ville ne passerait pas inaperçu. Il me fallait en faire venir une de l'extérieur, mais le temps commençait à manquer, car alors même que j'y songeais, le crépuscule approchait. J'étais à court de solutions. Les heures qui suivirent cette réflexion étaient soldées par le passage des rayons ambrés du soleil couchant qui illuminaient les toits écarlates de la ville, tandis que je m'étais isolé non loin du point de rendez-vous, méditant sur la suite des événements et me préparant à quitter Strom pour ne plus jamais y revenir. Si tout se passait comme prévu, j'en sortirais en homme libre, délivré des fers cuisants de la discipline et de l'honneur, prêt à entamer une nouvelle vie au destin dont je serais le seul maître. La dernière lueur du jour venait de s'estomper tandis que je me saisissais de ma claymore et que je commençais à entretenir son tranchant à l'aide d'un silex et d'un chiffon prévus à cet effet. L'attente fut longue, et l'angoisse montait crescendo. Rodrick se pointa en avance, une vingtaine de minutes avant que les cloches ne sonnent minuit.
"-Me voilà, sire. Je suis venu léger, selon votre demande.
-Parfait. Nous avons deux heures devant nous avant que la ronde ne commence. Es-tu prêt à renoncer à tout ce que tu as bâti jusqu'ici ? Es-tu sûr de comprendre ce que tout cela implique ?
-Oui, oui, ne vous faites pas d'inquiétude pour ça. Il y a autre chose...
-Quoi ?
-Je me suis permis de prendre de l'avance.
-Je sais bien, il n'est pas encore minuit.
-Ce n'est pas ça. J'ai pris les devants concernant notre fuite : j'ai cru comprendre, après une brève enquête, que vous n'étiez pas sûr de comment passer le lac.
-Une enquête ?! m'esclaffai-je en le saisissant par le col et en resserrant mon étreinte jusqu'à la strangulation, avant de le relâcher aussitôt en prenant conscience de mon excès de colère injustifié. Expliques-toi, repris-je en reprenant mon calme.
-Je... navré, sire, je ne pensais pas à mal. J'ai fait venir un rafiot de l'autre côté du mur. Un pêcheur de longue date nous fera passer le lac, un ami de longue date, et de confiance.
-Hem... et bien, je n'en attendais pas moins de toi. Il est plaisant de se savoir épaulé par quelqu'un d'efficace et loyal comme toi, car c'est ce que tu es, n'est-ce pas ?
-Bien sûr, seigneur. Je suis même déterminé à prêter serment à vous et votre famille, si tel est votre désir. Je me montrerais à la hauteur, je serais l'écuyer idéal.
-Rodrick, tu es parvenu à monter drastiquement dans mon estime en l'espace de quelques minutes. Je ne veux pas que tu sois à nouveau entravé par un quelconque vœu à l'égard de qui que ce soit, car je souhaites goûter à la liberté, et tu y goûteras aussi, cher ami."
Il inclina la tête à l'entente de ces mots, et fit ses derniers préparatifs, alors que je finissais d'affiner le tranchant de ma claymore. Les carillons de la chapelle sonnaient minuit, alors que nous commencions à monter le mur dans la plus grande discrétion qu'il nous était donné de garder.
Arrivé au sommet après dix bonne minutes de marche, nous n'y trouvions aucun âme qui vive. Aucun garde. Seulement le vent qui soufflait en puissance à une telle altitude. Et le sinistre croâssement d'un corbeau qui décrivait des cercles autour de nous... comme si il nous observait ; ses prunelles rouges nous fixaient et luisaient dans la nuit noire.
J'y prêtais brièvement attention avant de me reporter sur la situation : seuls sur le mur, la supposition la plus plausible était que les gardes de service à cette heure avaient négligé leur travail et préféré dormir, naturellement. Parfait. L'espoir en nous s'embrasait. Rodrick saisit plusieurs cordes et se les noua à son ceinturon avant de commencer la descente en rappel, et je fis de même. Comme prévu, le bâtelier nous attendait en contre-bas, sur la rive.
"Dépêchons" dit-il, stressé, alors que nous finissions de descendre et nous apprêtions à nous défaire des cordages avant d'embarquer. De cet homme, je n'arrivais à distinguer que sa silhouette bossue, mais je me fiais à Rodrick, qui me présenta brièvement à son ami : "Voici le chevalier dont je vous parlais. Un homme de valeur comme on n'en trouve plus beaucoup ces temps-ci."
Je pouffais un long soupir de désaccord tout en montant sur la barque et en adressant un salut rapide et froid à notre assistant.
Dès lors, il ne s'est échangé aucun mot pendant tout le trajet, qui s'est fait dans l'obscurité la plus totale. Le pêcheur ne prenait pas le risque de s'éclairer d'une torche, puisqu'il devait certainement connaître ces eaux par cœur, et j'approuvais en silence son sens de la discrétion.
Il devait être minuit et-demi lorsque nous avons enfin posé pied sur l'autre rive et officiellement échappé au sort tragique réservé à Stromgarde.
"-Mille mercis, mon bon ami, pour votre aide.
-Hélas, je ne pourrais me contenter de simples remerciements. Nous avions convenu d'un accord, je me trompe, "ami" ?
-Pour sûr ! Pouvez-vous nous éclairer un peu, que je puisse retouver ma bourse ?" Le pêcheur, à ces mots, acquiesca et se pencha à sa barque en cherchant de quoi faire de la lumière. J'entendis alors un crissement d'acier dans sa direction, et posa ma main en vitesse sur le pommeau de ma lame, alerte. Rodrick se jetta sur son ami dans un élan soudain et planta un poignard dans son dos, une fois, deux fois, trois fois.
"RODRICK ! PAR LA SAINTE !" m'écriai-je alors que mon interlocuteur poussait sa victime dans la flotte.
"Que... Qu'as-tu fait ?!" poursuivai-je en dégainant mon arme, alors qu'une expression d'horreur se dessinait sur mon visage.
"Je m'assure qu'il ne nous cause aucun tort."
Une face beaucoup plus sombre et malsaine de mon compagnon se révélait à moi tandis qu'il allumait une torche et se tournait vers moi.
"-Tu viens d'assassiner un homme, bon sang ! Par Thoradin, je devrais te tuer sur le champ.
-Faites-le. Je vous en sais capable, et je peux le comprendre.
-Tu disais qu'il était de confiance ! Pourquoi m'avoir menti ?! Tu aurais pu acheter son silence, ou l'intimider ! Ce n'était qu'un pauvre bougre !
-Il ne l'était certainement pas, c'était effectivement un "pauvre bougre", et aucun homme affamé n'est un homme de confiance. Je vous ai menti pour éviter une réaction à chaud de votre part. Je m'en excuse, mais j'agis avant tout pour notre survie. Peut-être aurais-je pu m'y prendre différemment, mais ce qui est fait est fait. Maitenant, c'est à vous de prendre une décision..."
Il me tendit la poignée de son coutelas, alors que je restais silencieux, froid, le regard vide, et réfléchissais longuement. Finalement, je saisis la dague et l'observa un moment sous le reflet lumineux de la torche. Le temps s'arrêtait autour de moi alors que je découvrais mon propre portrait enténébré par la haine. Je finis par jeter l'arme dans l'eau où le pêcheur avait cessé de se débattre dans son sang. Je portais un regard nouveau, noir et vindicateur sur Rodrick, et lui disait alors : "Te tuer ne le ramènera pas à la vie." Certains pourraient penser le contraire ou, du moins, que justice serait faite, mais ma conception de la justice en était transformée à jamais. Injustice était faite, et la vengeance en amènerait une autre. Dès lors, je tournais le dos à la lumière de la torche et à la ville, et me dirigeais dans l'obscurité. "Nous avons déjà perdu assez de temps, bouge-toi." Ainsi, nous reprenions la route vers l'Est.
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Vindicateur Funèbre
FantasyNous sommes en l'an 32 du calendrier Azerothien. Le monde est tourmenté par la guerre et l'invasion démoniaque, les peuples fuient la désolation et se reposent sur la bravoure de leurs champions pour les protéger d'un ennemi sans âge. Parmi les aven...