La course du réel

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Le bus passe à grande vitesse devant moi. Je l'ai raté. 

Immobile au milieu du trottoir, je suis perplexe. Où suis-je ? Le bruit des moteurs résonne dans ma tête. Je suis seule, les yeux rivés devant moi, planté dans le gris du goudron. Mon sac devient soudainement lourd sur mon épaule. Je lutte contre le vent qui me bouscule, me décoiffe avec une violence amère. Et je sens un poids me fracasser le cœur. 

Je suis de retour dans mon monde. 

Où est l'autre rivage ? 

Il n'existe pas. 

Je suis accablée. Où est passé tout ce blanc, si pure, si protecteur ? Où est passé ce silence, ce calme infini qui berçait mes inquiétudes ? Où est passé ce rien, cette absence de tout, cette confusion entre les éléments, entre les vies ? Et si ... 

Je ferme les yeux. J'ai peur de toutes ces couleurs qui m'agressent les yeux. Le bleu pâle du ciel d'automne, le vert fané et l'orange des feuilles qui tombent, s'échappent des arbres, le rouge flamboyant d'une voiture arrêtée, le gris morne, funèbre, de la route goudronnée. J'ai peur de tous ses bruits qui s'insinuent en moi, qui m'envahissent, qui prennent de la place. Trop de place. Le rire d'un groupe de fille à côté, la voix grave d'un homme qui parle au téléphone, le ronronnement des moteurs, le son grinçant du portail de fer derrière moi, qui se balance, danse, dans le vent. Je ne peux plus réfléchir. Je me noie dans les bruits incessants de la vie. Je voudrais que ça s'arrête. Rien qu'un instant. Que ça se taise, pour moi. 

Etouffée par ce désordre infernale, je plonge dans fond de moi-même. Je me réfugie dans un coin de ma tête et disparaît, tout doucement, de ce monde trop bruyant. Là, je suis bien. Là, je réfléchis, je pense. Je ne suis plus qu'une écorce, un petit morceau de rien. 

Ainsi, l'autre rivage n'existe pas ? 

Pourtant, je vois encore cet immense décor, paysage sans trait, sans couleur. Vide. Je sens encore l'odeur de la mer, invisible, me chatouiller les narines. Et je le perçois Lui. Sa silhouette, un peu trop grande, un peu trop bancale qui se dessine dans le flou. Ses cheveux si clairs et leur reflet roux. Ses yeux, ce fleuve qui tourbillonne autour des ses prunelles. Sa voix, qui se déverse en moi et me calme. 

Et Lui

Je sais qu'il existe, je n'en ai pas le moindre doute. Il doit exister ou bien je n'ai plus d'espoir. Il est le cœur, le visage de ce monde d'absence infinie. Il est le manque lui-même, le rien de ce vide. Ce vide que je cherche tant parmi les limbes du vacarme.

Cet autre rivage existe. Il ne peut en être autrement.  

Je rouvre les yeux. Je retrouverai le chemin qui m'a mené jusqu'à cette nouvelle rive. 



J'émerge dans la réalité. Cette réalité que je fuis. Cette réalité que je suis. 

J'ai raté mon bus. C'est bien la première fois. J'aurai peut-être dû lui courir après, interpeller le chauffeur en lui faisant de grands signes ? Non. 

Je n'aime pas courir. 

Certains, disent que courir, c'est saisir sa chance. Se libérer de ses chaînes, être plus vif, plus fort. Fendre le vent, affronter le temps qui s'échappe sans arrêt. Dépasser sa vie, se dépasser soi-même. Retrouver la saveur de l'effort et celle, plus éphémère, de la vie.

Mais courir, c'est fuir. 

Quand je cours, je sens mon corps, si lourd, qui me pèse. Je sens cette vie, ce poids qui courbe mes épaules, s'appuyer encore un peu plus pour ne pas me laisser m'envoler. Je sens la terre, qui s'accroche à moi, que m'enferme, m'enchaîne, qui me garde près d'elle. Je sens mon sang bouillir dans mes veines, je sens mes jambes qui se déchirent de douleur, mon cœur qui se crispe au fond de ma poitrine, l'air qui comprime mes poumons. Je sens l' enfer grandir en moi. Comme une symphonie démoniaque, j'entend mon souffle, court, qui me fait mal, j'entend le diable qui rit, se moque, me trahit avec bonheur. 

Alors je m'épuise, je me perd, je m'essouffle. Et je réalise que je suis faible. 

Faible, oui. Je sais alors que tout est impossible. Que jamais je ne pourrais fuir cette vie, les autres. Que je cours en sens inverse, contre le temps. Que je serai toujours rattrapée par ce vacarme incessant, par le son d'une cloche, qui sonne mal, qui sonne faux. Et je sens le sang qui se déverse en moi, comme tant de larmes de je n'ai pas versées. Un océan de terreur monte en moi, brûlant mes espoirs de ses flammes aqueuses.  Je me noie dans les braises rougeoyantes qui glissent dans ma gorge. Et mon corps prend feu, splendide incendie qui illumine mes malheurs. Je me consume de l'intérieur. 

Je cours et je m'éteins. 

Je ne cours pas. Pas toujours. Pas après un bus. 

Sortant une nouvelle fois de mes pensées tumultueuse, je me retourne et m'assoie sur le petit banc de fer. Il fait froid, mais j'ai trop chaud. J'attend le bus suivant, le regard plongé dans le vide. Je cherche un nom pour Lui. 

J'attend que les braises refroidissent. 



La MenteuseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant