Vérité

54 15 15
                                    

Je suis installée dans le bus. Enfin, je rentre chez moi. 

Je me sens lasse. C'est toujours la même journée, les mêmes visages que l'on croise, les mêmes bêtises que l'on écoute des heures durant. Un peu comme un film qui recommence inlassablement, juste une séquence que l'on passe, que l'on met en pause, que l'on rembobine. A l'infini. 

Mes yeux se perdent dans les paysages fatigués qui défilent derrière la vitre. Encore ces champs fanés qui s'endorment dans l'ennui, encore ces maisons vieillies qui meurent et s'écroulent en silence, ces cimetières décrépis, ces routes assoupies et ces chemins de terre depuis longtemps délaissés. 

Tout est d'une monotonie inquiétant, d'une morosité affolante. Il n'y a plus de vie, plus de mort, seulement cet ennui qui s'étalent sur le monde. Cette fixité agitée, cette immobilité presque vivace. Un mélange écœurant entre le changement et d'habitude. 


Je ferme les yeux.


Et je suis de nouveau sur l'autre rivage. Je retrouve ce blanc, si pur. Je retrouve le calme et je me sens traversée par une chaleur apaisante. J'inspire avec force et m'enivre de cette odeur acre de sel. Je me sens bien sur cette rive de solitude et de silence infini. Je me retrouve moi. 

Et je le retrouve Lui

Il est debout derrière. Je sens la brise qui le percute, se fend autour de lui et s'échappe jusqu'à moi, me grimpant le long du dos, caressant mes joues. Je ne peux m'empêcher de sourire. Il existe. Pour moi. 

- Tu es revenue. 

Sa voix me fait sursauter. Mais je ne me retourne pas. Je veux apprécier sa présence, juste quelques instants, le sentir là, derrière moi. Je veux apprécier le son infime de sa respiration et ce silence, qui semble être ses mots. Ceux qu'il retient. Je m'enivre encore de cette paix, complète, d'une profondeur infini. 

Après un long moment, je me retourne. Il n'a pas bougé. 

Il me sourit. 

Je lui fais une grimace. 

Il rit, encore. 

Et je ris avec lui. Je suis heureuse, transportée par une joie nouvelle, bien trop tumultueuse pour que je la comprenne. Mes rêves ne se sont pas perdus dans la triste conformité de mon monde. Ils sont encore là, endormis sur les plages éphémères de l'autre rivage. 

Je reprend le dessus sur cette réaction enfantine. J'ai des questions à lui poser. Et cette fois, je veux des réponses. Je finirai bien pas le faire parler. Il le faut. 

- Où sommes nous ? 

- Je ne sais pas. 

- Qui es-tu ? 

- Je ne sais pas. 

Je ne perds pas espoir. Il doit bien connaître une réponse. Juste une parmi tous ces doutes qui m'assaillent. 

- Cet endroit, a-t-il un rapport avec moi ? 

- Oui. 

Enfin, je touche au but. Je le regarde dans les yeux. Je ne dois pas le perdre. Soudain, alors que je vois une minuscule tâche de couleur se dessiner dans ce blanc uniforme, dissimulateur, j'ai peur qu'il disparaisse. J'ai peur que le roux de ses cheveux, que le bleu de ses yeux, s'effacent, se fondent dans cette absence infini de tout. 

- Lequel ? 

- Je ne sais pas. 

Il semble désolé. Moi, je suis perdue. Je sens l'angoisse m'attraper par la gorge et m'étouffer doucement entre ses mains froides. J'ai peur de perdre espoir. D'abandonner mes rêves et de me dissoudre dans la similitude ambiante de cet autre univers, le mien. Celui que je fuis. 

Mais une étrange expression s'empare de ses traits. Il cherche au fond de lui les réponses que j'espère. Il veut m'aider, il sait qu'il est le seul à le pouvoir. Alors il explore ses souvenirs de brume, s'aventure dans les limbes de son être. Je vois ses yeux s'allumer d'une vérité incertaine. Je suis pendue à ses lèvres, je m'accroche à ce maigre espoir que je vois danser dans ses prunelles de plus en plus colorées. Alors, il parle, d'une voix qui hésite, qui doute. Mais il parle quand même :

- Je suis ... un messager. Je suis le messager. 

- Messager de qui ? De quoi ? 

Je le presse. L'angoisse devient de plus en plus forte tandis que vient l'urgence. 

- Passion ... Quelle est ta passion ? 

Une fois encore, mes espoirs s'effondrent, comme un palais détruit, envahis, conquis par le désespoir. Je ne saurai donc jamais quel est cet endroit dont j'ai tant rêvé ? Je sens les larmes me monter aux yeux. Je suis perdue, comme une enfant esseulée, je cherche ma place qui reste encore introuvable. Je retiens ces pleurs égoïstes et injustifiés. Je ne laisserai pas la déception m'envahir, je ne m'apitoierai pas sur mon sort. Je n'en ai pas le droit.

Alors, pour laisser mon désespoir dans un coin de ma tête, je réfléchis. Ma passion. Quelle est ma passion ? Moi-même, je n'en sais rien. 

Certains aiment le sport, le dessin, la musique. Ils aiment être ensemble, partager quelques heures dans leur quotidien maussade. Ils aiment se dépenser, se dépasser, se distancer. Ils ont des rêves d'avenir, des projets à construire, un futur glorieux. Certains aiment voyager, découvrir, parler. D'autres aiment créer, cuisiner, décorer. Il y a une multitude de choses à faire, à aimer. Des centaines de passions, des centaines de passionnés. Des personnes qui croient en leur rêves, en leur chances. Des personnes qui donneraient tout pour une idée, une vie choisie. 

Mais moi ? 

Moi, je ne crois en rien. Moi, je ne rêve pas. Moi, je ne vis plus. 

Je cherche le vide, envoûtée par la solitude. Je cherche l'absence le rien de l'habitude. Abandonnée dans un recoin du monde, je suis l'oubliée, celle que l'on ignore. Je me suis oubliée. Plongée dans le vide immense de mon cœur, je n'aime pas. 

Il me regarde. Il attend ma réponse. Mais je n'en ai pas. Je secoue la tête. Il veut que je parle. 

-  Je n'ai pas de passion. 

Je voudrais qu'il se moque de moi, qu'il éclate de ce rire si doux, qui me transperce. Je voudrais qui me méprise, qu'il me lance un regard hautain, qui reprenne le dessus et me remette à ma place. Cette place si près de la terre, une place de poussière. Je voudrais qu'il m'enterre de menace, de moquerie, de pitié. Je voudrais qu'il me piétine, me réduise à néant en un geste de la main, qu'il me balaye comme des cendres au fond de la cheminée. Je voudrais qu'il me tue, avec une épée, avec une hache, avec des mots. 

Mais il me sourit. Et tout s'effondre en moi. 

-  C'est normal. Sinon, je ne serai pas là ! 

Je le dévisage. Je ne suis pas sûre d'avoir bien entendu. Il se moque de moi. Mais oui, il se moque, il m'insulte, déverse son mépris sur le petit être immonde et amoché que je suis. Pourtant, je lis dans ces yeux une vérité bien trop sincère. Bêtement, je demande : 

-  Là où ? 

-  Dans ta tête. 



La MenteuseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant