1: Prince de Coupe

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    Roger le poudré était le directeur des ventes chez un concessionnaire automobile de La Prairie. Des voitures, il en vendait. De la poudre, il en reniflait. Depuis toujours, la balance entre les deux étaient plus ou moins sous contrôle. Toutefois, l'économie en 2008 ne favorisait pas la vente de voiture et la diminution de ses commissions accentuait notablement sa consommation de cocaïne. Assis à son bureau, il se traça une ligne e coke pour cesser une seconde de penser à ses problèmes.
    — Roger Lafaille est demandé à mon bureau, dit la voix au travers des hauts-parleurs du bureau.
Roger se doutait bien pourquoi il devait aller rencontrer le « mange-marde ». Après avoir snifé une ligne de coke, le coké s'essuya la narine, rangea son billet de cinq dollars qui faisait office de paille dans sa poche de chemise et sortit de son bureau. Déambulant dans le couloir, il put constater les regards narquois de ses homologues qui jugeaient son mode de vie. Tous des jaloux qui ne sauraient pas vendre un antidote à quelqu'un qui s'est fait piquer par un scorpion.
En arrivant au bureau du « mange-marde », Roger saisit la poignée de porte et la tourna. Et comme à chaque fois, la poignée défectueuse tourna sans déclencher le loquet de la porte. Évidemment, pensant que cette porte était comme les autres portes de la planète Terre, Roger continua son mouvement et se cogna le corps contre la porte toujours fermée. Rageant et grognant avec fureur, il tourna la poignée jusqu'à ce que la porte accepte bien d'ouvrir. Pénétrant enfin dans le bureau de son supérieur, le directeur des ventes fulmina :
— Quand est-ce que tu vas changer ton ostie de poignée de porte qui tourne dans le beurre !? 
— Il y a pas mal plus urgeant que ma poignée de porte, Roger. Assis toi, dit-il en désignant le fauteuil devant lui.
Deux raisons d'appréhender le geste, se dit Roger. Premièrement, « mange-marde » était appelé ainsi entre autre  cause de son haleine, comme s'il se nourrissait de merde trois fois par jour en omettant un bon brossage de dents. Deuxièmement, le comportement erratique de Roger dû à sa consommation de cocaïne devait commencer à paraitre. Il allait se faire gronder à coup sur.
— Tu n'es pas satisfait de mes ventes ?
— Si c'était le cas, tu ne serais pas assis confortablement devant moi. Tu aurais pris la porte avec sa poignée défectueuse.
— Tu veux quoi alors ?
— Tu me poses vraiment la question ? Tu es si peu conscient de toi-même ?
C'était donc ça, se dit Roger. Pourquoi en faire un plat si ses ventes sont rentables ? Pourquoi lui empoisonner la vie avec ses sermons ?
— Je veux que tu ailles en désintox, dévoila le patron.
— Désintox ? Pourquoi ? Mes ventes compensent pas pour tout le café que je bois ?
— La coke, Roger. La coke. Tout le monde dans le bureau est au courant. Tu es tout sauf subtil. Tu laisses même des traces sur le comptoir de la salle de bain.
— C'est pas de la coke, c'est des pellicules... Si tu veux engueuler quelqu'un, commence donc par le cochon de Lavoie qui laisse plein de miettes de pain sur le comptoir de la cantine !
— Le déni, c'est ta nouvelle passion ? Comparer ta dépendance à la gourmandise de Lavoie, c'est fort.
— Son problème c'est pas sa gourmandise...
— C'est toi qui a un problème. Là, tu prends ta journée pour penser à ça. Soit tu vas en désintox, soit je me trouve un nouveau directeur des ventes.
— J'ai pas besoin...
— Oui tu as besoin ! Tu saignes du nez tout le temps ; tu laisses de la poudre partout dans ton sillage ; tu parles comme si tu avais une patate chaude dans la gueule... Même les clients nous laissent des remarques.
— Toutes des caves...
— Des caves qui pensent que tu es dix ans au dessus de l'âge de la retraite ! Je me suis fait demandé pourquoi j'engageais un poudré de l'âge d'or !
— Je suis pas un poudré !
— J'aimerais pouvoir dire ça aux clients. Là, tu t'en vas chez toi et tu me rappelles quand tu auras pris une décision. Si tu te guéris, je vais te garder jusqu'à ta retraite si tu veux. Sinon, tu peux bien crever dans le fond d'une ruelle, je m'en balance.
    Roger retint sur le bout de sa langue tout ce qu'il voudrait dire. Sauf qu'il avait besoin de ce boulot. Pour acheter plus de poudre. Il ne pouvait se permettre de se retrouver sans emploi. Sans parler de la réaction d'Amélie...
— Tabarnack !
Roger se leva et quitta le bureau, furieux. Il se rendit aux toilettes et à peine fut-il entré qu'il extirpa son précieux sac de coke de sa poche de pantalon propre. Il saupoudra le comptoir et utilisa sa carte de crédit pleine pour se faire une monstrueuse ligne. Il prit ensuite son cinq dollars, le roula pour s'en faire une paille, pencha la tête et renifla sa précieuse cocaïne. Comme c'était doux dans son esprit. Comme c'était rude dans sa narine.
    En relevant la tête, son regard croisa le miroir qui reflétait avec trop d'acuité la désolation de son visage. À peine cinquante ans et ridé comme s'il avait séché au soleil toute sa vie. Son patron avait raison, mais pas question de lui donner ce plaisir. Les autres étaient bien plus facile à blâmer !
    Tandis qu'il analysait les ravages sur son visage, un éclair aveuglant jaillit derrière lui. Roger ferma les yeux un instant face à cette lueur soudaine. Quand il ouvrit les yeux, face au miroir, deux petits anges flottaient derrière lui. Un garçon et une fille, les deux aux cheveux bouclés et portant des toges bleus pâles. Leurs petites ailes de colombes battaient l'air avec frénésie. Roger se retourna derechef, mais il était seul dans la pièce. Il regarda de nouveau dans le miroir et les anges volaient toujours derrière lui. Depuis quand la coke donnait des hallucinations ? songea-t-il.
    — Écoute bien, Maître Roger...
    Maître Roger ? Quelle était cette folie ?
    — Maître en quoi ?
    — Pour l'instant, en auto-sabotage. Mais ça va changer, dit la fillette.
    — Tu vas changer, ajouta le garçon.
    — Vous travaillez pour mon patron ?
    — Nous travaillons pour la pérennité de l'humanité, dit le garçon.
    — Tu va devoir aider l'une des personnes les plus importantes du monde, ajouta la fillette.
    — Comment ?
    — Pas en snifant de la cocaïne en tous cas.
    — Fait confiance au destin.

Au gré des tarotsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant