2: Deux de Denier

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Il avait certainement rêvé... Des anges, quelle foutaise ! Peut-être qu'une ligne de coke allait l'aider à retrouver l'esprit, songea-t-il. Quoique ça semblait tellement vrai...
Roger marchait d'un pas décidé dans le stationnement du concessionnaire en direction de sa voiture. La neige tombait impitoyablement, recouvrant toutes les voitures et tout le décors de merde blanche, comme aimait bien l'appeler Roger. Il avait beau porter une tuque et un foulard, les emmerdeurs de flocons gargantuesques lui tombaient dans le cou ! Tout pour le faire rager !
Qu'allait bien-t-il pouvoir faire ? Son patron lui imposait une cure de désintoxication, des foutus anges lui demandaient de participer à la sauvegarde du monde... En tous cas, son problème de cocaïne devenait grave. Sauf que le déni était si simple. Son problème, c'était les autres. Il était libre, il pouvait bien consommer comme bon lui semblait ! Lui, il ne dérangeait pas tout le monde avec leurs défauts ! Pourquoi tout son entourage lui envenimait la vie ?
Arrivant à sa voiture, il devait évidemment la déneiger pour pouvoir rentrer chez lui. Après avoir saisi son balai à neige dans le coffre de son véhicule, il commença à le balayer de manière distraite. Il ne pouvait cesser de penser aux deux petits anges. Et si c'était vrai ? Et s'il était destiné à contribuer à la sauvegarde de l'humanité ? Vu ce que les anges avaient dit, il n'avait pas à s'en faire comme tel. Ça se ferait tout seul... Non, ça n'avait aucun sens. Comment pouvait-il songer ne serait-ce qu'une seconde à cette éventualité ? 
Une fois assis derrière le volant, il laissa vagabonder son esprit. Comment allait-il annoncer à sa femme la nouvelle ? Il devait entrer en maison de désintoxication. Sinon, terminé la sécurité d'emploi et les bons salaires. Sinon, fini la coke. Et il n'en était pas question. Il ne voulait pas retourner en arrière. Il voulait plus, pas moins. Bon, pour l'instant, la chose à faire était d'aller rendre visite à Dopé, son revendeur de drogue. Il lui fallait de la cocaïne. Après, il conviendrait de la meilleure chose à faire.
    Il démarra la voiture et activa les essuie-glaces. Comble de malheur, ils étaient coincés dans la glace. Il devait retourner affronter le froid pour les décoincer ! Ce n'était vraiment pas sa journée ! Furieux, Roger retourna affronter le blizzard et après plusieurs jurons, réussit enfin à accomplir sa mission. Finalement, il retourna au chaud dans sa Dodge Neon et démarra.
    Quelle série de merde noire ! Quelle journée merdique ! Il n'y avait pas de doute pour lui, il était la personne la plus malchanceuse de la planète ! Il méritait bien de sniffer un peu de cocaïne. Et tandis qu'il roulait en direction de la demeure de Dopé, une petite voix se fit entendre dans sa tête :
— Soit reconnaissant.
    Il la reconnu aussitôt : c'était la voix d'un des petits anges. Il n'y avait pas à dire, cette hallucination l'avait vraiment affecté. Oui, une bonne track de coke allait lui remettre les esprits en place. Être reconnaissant !? C'était vraiment n'importe quoi ! Être reconnaissant de son abonnement à vie à la loi de Murphy ! Jamais !
    Soudainement, la voiture de Roger roula dans un gargantuesque nid de poule. La suspension du véhicule avait très certainement été endommagée, se di-il. Et tandis qu'il songeait à cette nouvelle malchance, l'impact le fit dévier quelques peu de sa route. Avec ses pneus d'hiver usés à la corde et la glace qui recouvrait le bitume à cet endroit, il perdit le contrôle et fonça dans un poteau électrique.
    En furie noire, Roger sortit de son véhicule et aussitôt qu'il mit pied sur le trottoir glacé, il s'affala de tout son long par terre. Sa tête percuta violemment le sol, causant une douleur aigüe. Mais cette douleur n'était rien comparée à sa colère. Pourquoi le sort s'acharnait-il ainsi sur lui ? Il n'avait rien fait à personne !
    — Soit reconnaissant, dit encore la petite voix dans son esprit.
    Il en avait marre ! Pourquoi être reconnaissant pour ses malheurs !? Seuls les idiots pouvaient se convaincre qu'il fallait être reconnaissant de ses malchances !
    — Soit reconnaissant d'être, pas d'être malchanceux, ajouta la petite voix.
    Qu'est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ? Comme s'il manquait un mot dans la phrase... Être reconnaissant d'être quoi ? Qu'est-ce que l'ange pouvait bien vouloir dire ?
    Et aussitôt, il se traita intérieurement d'idiot. C'était une hallucination, pas un message divin ou une prophétie salvatrice ! Là, son véhicule embouti ne pouvait plus l'amener chez Dopé. Et comme de fait, la suspension semblait fichue. Le côté droit de la voiture était affaissé... mais ce n'était rien comparé au devant du véhicule qui était encastré dans le poteau ! Ce n'était vraiment pas son jour de chance !
    Roger savait qu'il devait appeler à son boulot pour faire venir une remorqueuse, mais l'idée de parler avec ses camarades ne l'enchantait pas du tout. Pas après s'être fait montré la porte comme s'il était un toxicomane finit. Il regarda la carcasse du véhicule et se dit que de toutes manières, personne ne pourrait lui voler dans l'état où elle était et il ne bloquait pas la circulation sur cette petite rue presque déserte. Et il était à une quinzaine de minute de chez Dopé. Dans le blizzard infatigable, il se dirigea donc vers chez son revendeur.
    Au coin de la rue, il mit le pied au sol mais, comble du malheur, il s'y trouvait un autre nid de poule et sa botte sombra dans la gadoue. Encore plus en furie, il enjamba le trou et traversa la rue et, à croire que l'univers complotait contre lui, il marcha dans un autre trou dissimulé avec son autre botte. Deux bottes complètement trempées en quelques instants ! Quelle vie merdique !
    Comme si l'existence n'était pas assez cruelle avec lui, au moment où ses pieds mouillés touchèrent le trottoir, il glissa encore une fois et s'étala sur le derrière. Maintenant, même son pantalon était trempé ! Il s'en fallu de peu pour que Roger arrache tout son linge de sur son dos simplement pour se défouler, mais le froid retint ses ardeurs. Il lui fallait une ligne ou deux de coke, au plus vite !
    Il arriva enfin à l'immeuble en ruines où habitait Dopé. Il s'approcha de la porte d'entrée, saisi la poignée et tenta d'entrer. Comme la porte du bureau de son patron, la poignée était défectueuse et la porte n'ouvrit point. Évidemment, Roger percuta la porte avec rage.
    — Crisse ! Deux portes qui ouvrent pas, deux bottes mouillées puis deux fois crisser le camps sur l'ostie de trottoir glacé ! C'est quoi le problème !
    — Tout est analogique, répondit la voix de l'ange dans son esprit.
    Analogique ? Qu'est-ce que ça voulait dire ? Ça lui rappelait l'ancien signal utilisé par les télévisions. Maintenant presque tout était numérique. D'ailleurs, il voulait remplacer sa télévision qui fonctionnait à merveille contre une en haute définition. Il travaillait si fort qu'il avait bien le droit de se payer un peu de luxe, non ? Ça serait extatique écouter des films pornographiques en haute définition...
    Mais à quoi pensait-il !? Analogique, numérique, on en avait rien à foutre ! Satané de voix dans sa tête, quand allaient-elles se taire ? Furieux contre son esprit et contre la totalité de la création de Dieu, il ouvrit enfin la porte du bâtiment. Le luminaire installé au plafond du couloir s'illumina aussitôt au point de l'aveugler. La seule chose qu'il put voir dans cet infini de brillance blanche était les deux anges qui volaient, battant des ailes. Des piliers de marbre s'élevaient jusqu'au ciel et un escalier en or menait à la source de la lumière jaillissante.
    — Tout est analogique, Roger, dit le garçon.
    — Nous partirons quand tu n'auras plus besoin de nous, ajouta la fille.

Au gré des tarotsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant