3: Deux de Denier Inverse

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Et tout redevint normal. Enfin, normal pour un bâtiment à appartements évoquant plutôt une piquerie. Les escaliers en granite était effrités au delà tout espoir de restauration. Les murs beiges, enfin, blanc mais teinté beige à cause de la quantité de fumée qui émanait de plusieurs appartements, étaient vandalisés par des graffitis minables. D'ailleurs, il s'était toujours demandé pourquoi les gens utilisait le blanc pour la couleur des murs. Cette foutue couleur se salissait simplement ne la regardant !
Est-ce qu'il souffrait d'une tumeur au cerveau qui lui induisait des hallucinations ? Ça commençait à être préoccupant...
— Ce qui est préoccupant, c'est ton ego, dit une petite voix dans sa tête.
Bon, c'était encore lui le problème ! Pour faire changement !
— Ton ego est le problème. Mais il est la seule chose que tu puisses contrôler. Ça tombe bien, ajouta l'autre voix.
    Aussi bien les laisser parler et les ignorer. Si c'était une maladie, il n'y pouvait rien. Et si c'était de vrais anges ? Non, c'était impossible. Les anges n'existent pas, c'est tout ! songea-t-il.
    Roger monta l'escalier jusqu'au troisième étage et frappa à l'appartement cinq. Une odeur de cannabis s'échappait de l'endroit, puis un immense smog émergea de derrière la porte qui s'ouvrait enfin. Pendant un instant, Roger se demanda s'il était encore une fois victime d'une hallucination, mais fut rassuré quand il vit enfin Dopé dans l'embrasure de la porte tandis que le nuage se dissipait. Roger reconnu plusieurs odeurs : cigarette, pot, free base et opium entre autres.
Comme tous les jours, Dopé portait son éternel T-shirt noir troué arborant un crâne humain blanc mal foutu. C'était vraiment le chandail le plus affreux que Roger avait vu de sa vie. Sauf qu'il s'en foutait, Dopé était le meilleur revendeur de drogue qu'il n'avait jamais eu. Comme toujours, son accueil était chaleureux, ses dents blanches immaculés contrastant avec la noirceur de son visage. Enfin, il n'était pas noir, ni blanc, ni asiatique, indien ou même hispanique. Il avait la peau carrément grise. Comme de la cendre. Énorme spliff en bouche, il fit signe à Roger d'entrer.
    — Hola man ! Entre, dit le revendeur.
    Sans un mot, Roger le suivit, pénétrant dans l'antre de Dopé.
    — T'arrives en plein pendant notre meeting pour le shower de Solène... Ça te dérange pas ?
    Roger se foutait bien de cette Solène ! Il n'était là que pour la poudre.
    — La seule chose qui peut me déranger, c'est si tu as pas de poudre...
    — Ok...
    Au salon, pleins d'inconnus étaient assis sur les multiples divans imprégnés de fumées diverses. Dopé se positionna au milieu de la pièce et désigna Roger d'un geste :
    — Bon ben gang, lui c'est Roger le poudré.
    — Salut Roger le poudré ! dirent en coeur les convives.
    — Bon, je vais te présenter ma gang...
    Dopé pointa une femme portant d'immenses lunettes endormie sur l'un des divans.
    — Ça c'est Val.
    — Val pour Valérie ? demanda Roger.
    — Non, pour Valium.
    — Elle a trop fumé ?
    — Non, elle dort tout le temps, dit le gros balourd à ses côtés, d'une voix tonitruante.
    Il portait un coton ouaté orange et avait, pour sa part, très certainement fumé, ses yeux rouges à moitié clos éloquemment bouffis.
    — Lui c'est Grosse-Bouffe, l'introduisit Dopé.
    — Crisse, entre nous autres ça me dérange pas, mais tabarnack, pas aux inconnus !
    — Ok... Lui c'est Jérôme.
    — C'est mieux...
    — Lui c'est Flageole, le chum de Solène, ajouta Dopé en désignant un jeune homme sur un autre divan.
    Le jeune homme en question était coiffé d'un casque en poil noir avec des lignes blanches, évoquant une moufette. Sa barbiche mal taillée et son regard vide lui donnait un air niais.
    — Salut Robert.
    — Non, c'est Roger... Comme ça, tu vas avoir un premier enfant ? devina-t-il vu la raison de la réunion d'amis.
    — Non, ma femme va accoucher de notre deuxième. C'est juste que personne a pensé nous faire un shower la première fois.
    — C'est pour ça qu'on veut se faire pardonner ! ajouta la femme à ses côtés en ricannant.
    Cette femme rondelette avait les cheveux aussi longs qu'elle-même ! Sinon davantage. Elle aurait même pu s'habiller de ses cheveux !
    — Elle c'est Décibelle. Des fois on l'appelle Haute-Fréquence...
    — Ça c'est quand vous m'appelez !
    — Fait pas ta plotte ! cria Grosse-Bouffe. Si on t'appelle pas, c'est parce que tu cries tout le temps !
    — Cette dispute, tout de suite, cessez la, sinon saigner mon coeur va ! dit en dansant un genre de troubadour portant un immense chapeau de poète surmonté d'une grande plume rouge.
    — Lui c'est Sculdudé, mais tu n'es pas obligé de l'écouter. Il est frost raide, il n'a même pas conscience qu'on est là.
    — Mon indifférence, par la neige et le vent de tes insultes, son abris Tempo n'en est pas atteint ! chanta le drogué.
    — En tous cas... Bon... Je m'occupe des besoins de Roger et je reviens, dit le revendeur.
    — Enchanté, gang, ajouta Roger en suivant Dopé vers sa chambre.
    — Enchanté ! dirent les joyeux lurons à l'unisson.
    Ha, ces jeunes ! Lui-même, dans la mi-cinquantaine, était incapable de se voir comme quelqu'un d'âgé. Il se voyait comme ces jeunes en début de trentaine. Et encore, peut-être même plus jeune. Et pourtant, quand il se regardait dans le miroir, la réalité le rattrapait à tous coups. Suffisait de ne pas trop croiser le regard avec ces surfaces polies mais cruelles.
    Roger et Dopé quittèrent la pièce et arpentèrent le couloir en direction de la chambre. À la droite de Roger, un barbu poilu comme un ours émergea de la salle de bain complètement à poil. Mal à l'aise, Roger n'osa pas fixer l'ursidé nudiste. Sauf que de regarder l'intérieur de la salle de bain n'était pas non plus l'idée du siècle. Le bain était souillé d'un épais cerne presque noir, le rideau de douche était maculé de taches de couleurs douteuses et les toilettes... aussi bien ne pas regarder...
    — Crisse, La Source, qu'est-ce que tu crisses là ? demanda Dopé, se cachant les yeux derrière la main.
    — Ben... J'arrive de pisser...
    — Trop de détails, dit Roger, mal à l'aise.
    — Puis qu'est-ce que tu fais tout nu ? demanda Dopé.
    Le plus sérieux du monde, le barbu saisit le revendeur par les épaules et fixa son regard dans le sien, apparemment plongeant dans son âme :
    — J'existe, man ! J'existe en tabarnack !
    — Ouain... Ça se sent...dit Dopé, reniflant dédaigneusement son camarade.
    — C'est ta serviette qui sent les oignons.
    — J'ai jamais dit que tu sentais les oignons...
    — Mais t'allais le dire ! Je le sais, je l'ai vu ! Je vous le dit les gars ! Tout est analogique !
    Encore ce mot, comme les anges... Un signe ? Non, une coïncidence, se dit Roger. Il devait se droguer au plus vite ! Par chance, Dopé ne voulait pas approfondir la discussion avec La Source et entraina son client dans sa chambre, tandis que Sculdudé surgit au bout du couloir, dansant et chantant comme un robot :
    — Analogique... Anna est analogique... Logique... Analogique... Anna est anale... Logique... Logique... Logique...
     Dans la chambre, Dopé et Roger s'assirent sur le lit miteux. Ça semblait être un lit plus ancien de le déluge, le milieu du matelas étant creusé par le poids de son occupant à toute les nuits. Dopé prit un air soucieux et dit à Roger :
    — J'ai pas de poudre.
    — Quoi !?
    C'était le comble ! Pas de cocaïne ! Jamais durant toutes ces années le revendeur n'avait été à court de poudre ! Ça ne pouvait pas être pire !
    — Sauf que j'ai d'autres trucs... PCP, free base, héro...
    — Quand est-ce que tu vas avoir de la poudre ?
    — Je le sais pas... Pas bientôt en tous cas...
    — Définis moi « bientôt »...
    — Pas aujourd'hui. Peut-être demain, mais c'est pas sur...
    — Tabarnack, tu me sers à quoi ?
    — Je suis pas ton serviteur. Dans un autre contexte, c'est toi qui serait mon serviteur !
    Roger connaissait l'histoire de Dopé. Il était un prince d'un pays obscur d'Afrique que personne ne connaissait. Sa famille avait été décimée par un assassin de la CIA dont le nom de code était « l'Abominable petit lutin vert du pied de l'arc-en-ciel assoiffé de sang ». Un irlandais, ancien membre extrémiste de l'IRA. La famille royale avait refusé une histoire d'instauration de banque privée dans leur pays et l'affront n'avait pas passé dans les hautes instances mondiales. Ça s'était traduit par un coup d'état...
    — On est pas dans un autre contexte. Le contexte actuel, c'est que tu es un pusher qui n'a pas de drogue, ce qui fait que tu n'es plus vraiment un pusher, si on pousse le raisonnement.
    — Ce qui fait que tu n'es plus un poudré, si on pousse le raisonnement. C'est une bonne nouvelle !
    — Il a raison, dit la voix d'un ange dans la tête de Roger.
    Ça n'avait pas de fin ! Il lui fallait absolument se droguer au plus vite.
    — Fait que, qu'est-ce que tu me conseilles ? demanda-t-il à Dopé.
    — Le PCP, tu vas être frost sur un estie de temps. Des heures de plaisir.
    — Ça se sniffe ?
    — Ça se sniffe, ça se mange, j'ai même vu du monde en fumer...
    — Combien ?
    — Un crisse de bon rapport euphorie / temps comparé à la poudre. Viens, on va passer à la cuisine.
    À la cuisine, Dopé ouvrit une armoire et saisit un sac de plastique contenant de la poudre blanche. Il se retourna vers Roger et lui demanda quelle quantité il désirait.
    — Ça gèle combien de temps si je prends une track tout de suite ?
    — Au moins cinq heures. Va falloir que tu restes avec nous autres. Pas question que tu prennes ton char après avoir consommé ça ! Mort, tu me rapportes rien.
    Sa voiture, emboutie dans un poteau ; sa femme à qu'il devait apprendre deux mauvaises nouvelles, aussi bien se geler loin des tracas, songea-t-il.
    — Go, fais en une sur le comptoir tout de suite.
    Dopé saupoudra une quantité raisonnable de PCP sur le comptoir recouvert de miettes de pain, sans nettoyer au préalable. Roger sortit sa carte de crédit et gratta la drogue pour en constituer un petit monticule aisément inhalable. Il extirpa ensuite de son portefeuille un billet de vingt dollars et le roula pour en constituer une paille. Finalement, il renifla d'un coup la drogue pour en constituer une euphorie.
    Enfin, il allait faire taire les voix dans sa tête ! Toutefois, cette certitude fut de courte durée. Soudainement, toutes les lumières s'éteignirent. Roger était seul dans le noir. Plus de Dopé avec son spliff gargantuesque, plus de cuisine avec les linges à vaisselles qui sentaient la charogne, plus de réunion à propos d'un shower en excuse d'un shower manqué dans le salon d'à côté. Plus rien. Le néant total.
    — Je suis où !? cria Roger, terrifié. Je suis où, tabarnack !
    — Nulle part et partout à la fois, dit la voix de l'ange garçon.
    Roger, stupéfait, en tomba à la renverse. Même si l'endroit se résumait au vide absolu, il tomba sur une surface dure, tel un plancher, mais invisible. Tels d'épiques symphonies célestes, des sons d'orchestres divin percutaient les tympans de Roger tandis que les deux jeunes anges s'approchait de lui, battant des ailes, éclairés par leurs auréoles scintillantes.
    — Qu'est-ce que vous voulez !? demanda Roger. Crisse, qu'est-ce que vous voulez !?
    — Nous, on ne veut rien. On doit faire des choses, certes, mais on ne veut rien comme tel, répondit l'ange fillette.
    — Ok... Fait que... Qu'est-ce que vous devez faire ? Et qu'est-ce que ça a avoir avec moi ?
    — On doit te réveiller, c'est tout, répondirent les deux anges en choeur.
    Puis soudainement, tout redevint normal. Roger était assis sur le plancher de la cuisine dans l'appartement malsain de Dopé. Le revendeur l'observait, inquiet, secouant sa carcasse inerte.
    — Ça va man ? Réveille !

Au gré des tarotsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant