Chapitre neuf.

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Question du jour : plutôt art ou sciences ou les deux ?

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Notre jeu se poursuit, après cette scène. Des questions banales se bousculent sur nos lèvres, dans l'unique but d'apprendre à mieux nous connaître. Éos semble avide d'informations sur mon enfance et ma personnalité.

Ainsi, elle apprend de ma propre bouche – je ne comprends toujours pas comment elle a réussi à délier ma langue si rapidement – que j'ai fait de la danse classique jusqu'à l'âge de huit ans, avant de finalement me rendre compte que je me déplaçais comme un pied. Je lui dis que ma mère m'a confié, des années plus tard, qu'elle redoutait d'aller me voir sur scène, car je me plantais presque tout le temps. Ma camarade de soirée rit face à cette anecdote qui me fait personnellement rougir de honte.

Je lui avoue aussi que j'ai un jour donné tout mon argent de poche à un SDF et qu'il s'est empressé d'aller se saouler. Depuis, je me contente de leur acheter de la nourriture ou de l'eau, jugeant cela plus raisonnable.

De son côté, elle me chuchote, un poil embarrassée, qu'elle a longtemps essayé de ressembler au standard de beauté ; pour cela, elle se lissait les cheveux, par exemple. Mais elle avait fini par se rendre compte que c'était stupide et, à partir de cet instant, elle s'est simplement acceptée. Elle me parle ensuite de son végétarisme.

- Ça fait quatre ans que je suis végétarienne. Ça a été mon premier geste de rébellion envers mes parents. Enfin, ne va pas t'imaginer que je ne le fais que pour les énerver. Je me soucie réellement du sort des animaux. Aucun être vivant ne devrait subir un pareil traitement. Ils sont entassés comme des boîtes, élevés en usine et bourrés de nourriture pour qu'ils prennent un maximum de poids rapidement. C'est simplement... dégueulasse, ce qu'on leur fait.

Je ne peux qu'acquiescer, bien que je ne sois pas un modèle dans ce domaine. Je déteste ce que nous, les hommes, faisons à ces bêtes et, pourtant, je ne réagis pas. Aucune protestation, aucun signe de mécontentement, aucune révolte ; je me contente de manger les produits qu'on me donne.

- Aussi étonnant que cela puisse paraître, mes parents ont plus facilement digéré le fait que je ne mange pas de viande que le fait que j'aime les filles, ironise Éos.

Son expression est devenue maussade et son regard s'est perdu dans le vide.

Je serais la fille en face de moi, je me pencherais et lui serrerais la main, pour qu'elle sache que, même si nous nous connaissons peu, je suis prête à la soutenir. Sauf que je ne suis que moi et je reste donc dans ma zone de sécurité. C'est-à-dire que je ne fais que la questionner, bien que je devine facilement la réponse :

- Ça a fini par s'arranger ?

- On se voit une fois par an. C'est moins affreux que ce que j'escomptais.

- Je...

- Ne t'embête pas à leur trouver des excuses, me coupe Éos. Ils sont homophobes et ne cherchent même pas à me comprendre. Pour être un foutu renouveau dans la famille, j'en suis un. Mais ils n'ont pas voulu suivre le mouvement. Ce sont des cons. Point barre.

Je me tais et un silence inconfortable s'installe.

J'essaie de me mettre à la place de la jeune femme, mais c'est tout bonnement impossible. Si je devais annoncer à mon père et à ma mère que j'étais lesbienne, ils me prendraient dans leurs bras et me déclareraient qu'ils sont fiers de moi. Ou quelque chose dans le genre.

J'ai conscience que j'ai de la chance d'avoir une famille comme la mienne. J'ai conscience que j'ai de la chance tout court et ce pour tout un tas de raisons diverses et variées. Moi, Rhéa, fille blanche de dix-neuf ans, première de la classe plusieurs années de suite, douée dans toutes les matières, je ne peux comprendre ce que traverse Éos. Simplement, car je ne suis pas à sa place.

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