Chapitre six.

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Question du jour : avez-vous lu le chant d'Achille ? Si ce n'est pas le cas, faites-le tout de suite. C'est l'histoire d'amour la plus belle que j'ai jamais lu et un des seuls livres pour lequel j'ai réellement pleuré. Si vous l'avez lu, n'hésitez pas à m'en parler !

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Il ne me faut pas beaucoup de temps pour me rendre compte qu'Éos n'est pas seulement excentrique dans ses choix vestimentaires, mais aussi dans son caractère.

Ce qu'elle pense, elle le dit.

Ce qu'elle aime et ce qu'elle n'aime pas, elle le dit.

Ce qu'elle remarque, elle le dit.

Et elle se fiche pas mal de ce que je pourrais lui renvoyer. Elle ne se soucie pas de nos possibles divergences d'opinion, bien que je ne laisse rien paraître de ce côté-là. Plus que tout, elle envoie balader ce que la société essaie de nous faire avaler comme étant la norme.

En somme, elle est ce que j'aimerais devenir. Elle semble totalement assumer d'être elle-même.

Je l'observe, alors qu'elle parle de tout et de rien. Elle utilise beaucoup ses mains et ses bras pour clarifier son propos, mais tout ce qu'elle arrive à faire, c'est m'embrouiller encore plus. Elle sourit souvent, même quand elle pense que je suis distraite par autre chose. Elle a une voix calme et reposante et un sens inné pour raconter des histoires, malgré l'utilisation conséquente de ses mains. La lumière accroche chacun de ses mouvements, comme si elle n'était là que pour éclairer la jeune femme. Comme s'il s'agissait de son but ultime.

Si j'en avais le pouvoir, mon objectif serait aussi d'être capable de la mettre en valeur. D'avoir la possibilité de la faire éclater de rire n'importe quand. C'est le genre d'attraction qu'elle exerce sur moi, alors même que nous nous connaissons depuis une demi-heure.

Je n'ai jamais été aussi rapidement subjuguée par quelqu'un.

Elle est en train de me raconter qu'elle est partie une fois en aventure dans toute la France. Elle avait, en tout et pour tout, deux cents euros avec elle et un sac rempli de cochonneries et d'une bouteille d'eau sur le dos. Son portable était presque déchargé à son départ et elle n'avait pas de chargeur à sa disposition. Mais elle recherchait quelque chose de nouveau, qui la fasse se sentir à deux cents pour cent vivante, alors elle s'en fichait.

Pendant son récit, qui a tendance à dériver vers des anecdotes sans lien, elle se moque d'elle-même et de sa naïveté. Après tout, elle n'avait que dix-sept ans à l'époque et n'avait jamais campé une seule fois. Elle n'était pas prête pour ce genre de voyage et c'est pourquoi elle est rentrée chez elle au bout de deux semaines uniquement.

Puis soudain, son flot de paroles s'arrête et ses doigts se reposent sur ses cuisses, inertes. Son vernis bleu est appliqué à la perfection. Je relève la tête vers ses yeux, qu'elle a fixé sur moi.

- Tu ne dis pas grand-chose, remarque-t-elle. Et quand tu le fais, tu retiens tes mots.

- Mais non, tenté-je de nier, c'est juste que...

- Que tu n'oses pas dire tout ce qui te traverse l'esprit. J'ai compris. Ce que je me demande, c'est pourquoi ? Tu es mal à l'aise ?

Si seulement c'était si simple !

Cette fille ne doit jamais avoir connu la timidité, du moins celle qui te bouffe de l'intérieur et qui t'empêche d'aller vers les autres. Mon anxiété est parfois tellement immense que j'en suis malade. C'est pourquoi je suis si étonnée de lui parler avec tant d'aisance. C'est si loin de mon habituel mutisme !

Une des tresses de la jeune femme tombe sur ses yeux et elle la repousse avec agacement, l'attachant à nouveau avec l'épingle qui la maintenait en place.

- Je ne compte pas te manger ou quoique ce soit, lâche-t-elle. Je ne suis pas portée sur le cannibalisme ou sur la viande en règle générale.

Cette nouvelle tournure me sauve et je demande, l'air de rien :

- Végétarienne, végétalienne ou végane ?

- Végétarienne. Mais j'essaie petit-à-petit d'arrêter les produits laitiers.

- Il y a une raison particulière à ce choix ?

Le regard qu'elle me lance me fait comprendre qu'elle sait ce que je suis en train de faire. Je tente de l'ignorer.

- C'est une protestation contre la manière dont sont traités les animaux, dit-elle simplement. Donc, ça ne te dérange pas de me poser des questions, mais d'y répondre, si ?

- Ce... C'est dur pour moi de parler avec des inconnus et surtout...

J'inspire profondément, afin de me préparer à ce que je compte dévoiler, et coupe ma respiration.

Suspension du monde.

Et je relâche mon souffle.

- ... j'ai peur de ce qu'ils pourraient penser, d'être jugée.

- Tu sais, je ne te jugerai pas. Jamais, même. Dans ma vie, on m'a trop souvent mise dans une case, dans l'espoir que j'y reste. On m'a conditionnée, on m'a dictée ma conduite. Il m'a fallu dix-sept ans et un voyage raté pour me débarrasser de mes chaînes. Alors, franchement, je comprends cette peur et je t'assure que tu n'as pas à t'inquiéter en ma présence.

Ses yeux brillent de sincérité.

Son léger sourire m'incite à la croire.

Son caractère et son style me poussent à plonger la tête la première dans une eau dont j'ignore tout.

UN MOMENT D'ÉTERNITÉ Où les histoires vivent. Découvrez maintenant