L'ironie du sort

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Le greffier ponctuait les dernières lettres sur sa machine à écrire. Le commissaire, éreinté, enleva son képi et se massa pensivementle crin ébouriffé. Les courtisans en redingote se levèrent des tribunes, les visages rougis par la chaleur enivrante de la chambre de la Roulette. Les femmes diamands, scintillantes de perles de sueurs, se décochèrent lentement des membres du seigneur. Elles s'essuyèrent, d'un revers de manche d'émeraudes, leurs joues et leur cou embrassés.

La salle se vidait peu à peu, emportant avec lui, les tintements de sabliers et le parfum enivrant de bêtes qui me brûlaient les narines.

La Roulette du plafond tournait encore, aussi rapidemment qu'un coup de griffe. Si seulement, cette illusion savait faire du vent ! Au moins mes mèches blondes ne se seraient pas collées à mon front comme des grains de sables. Je devais bien être joli comme ça, avec ma chair rose et mes cheveux larmoyant d'eau .

Sur le siège de coussins et de velours, le seigneur, encore tout frais, se tenait plus avachi qu'aux procès. Il semblait réfléchir, ou plutôt semblait essayer de se souvenir d'une chose importante. Sa mâchoire jauchée sur son poing pâle, il resta aussi immobile qu'une imposante statue de glace.

Alors que l'auditoire n'était plus qu'à présent qu'un décor de théâtre vide de toutes sensations, de tous bruits, la chaleur se fit encore plus intense. N'y tenant plus, je déboutonnai le veston de ma livrée, suitant de transpiration, et le tint dans mes deux bras graisseux. J'étais à présent vêtue d'une ample chemise de toile blanche. Je ne me sentais pas davantage mieux. Au contraire, je sentais le feu cuisant de ce four m'embrasser entièrement, comme les baisers du Dragon.

Je glissai de nouveau les yeux sur le seigneur. Il ne semblait pas vouloir bouger, au contraire son regard, d'ordinaire absent, scrutait la porte. Il devait attendre quelqu'un.

La chaleur brûla à présent la chair nue de mes bras ternes et de mon cou. Le rouge commença à me monter aux tempes. Je me sentais fumer comme un train qui siffle.

Quand donc allons-nous partir ?

Ce fut alors à ce moment là que le seigneur esquissa un geste. Il leva son deuxième poing, et jaucha à nouveau son menton sur ses deux poignes de marbre. Il soupira vigoureusement, avec une telle force qu'il fit trembler les bancs des premières tribunes.

-Quel heure est-il ? Demanda-t-il, la voix imposante qui fit écho dans la salle.

-Huit heure moins dix, dis-je en consultant le cadran de ma boussole.

Oui, il m'arrivait à distinguer l'heure parmi les aiguilles du nord, du sud, de l'ouest et de l'est. Il suffisait juste de superposer l'ouest et sud pour les minutes, l'est et nord, pour les heures. C'était un drôle de jeu, mais qui avait toujours eu le don de m'occuper l'esprit.

Le seigneur se releva de ses coussins, déploya ses interminables jambes, étira son cou terne, puis reposa sa joue droite sur son poing.

De plus en plus submergée par la chaleur qui se dégageait de cette cheminée, je reculai de quelques pas, atteignant la fraîcheur d'une colonne de marbre. J'y aposai mes bras et l'arrière de mon crâne, sentant enfin le blanc remonter à mes joues. J'avais enfin l'impression de revivre , j'imaginai une bise glaciale battre sur ma peau au lieu d'un bûcher me cuisant entière.

Ce fut à cet instant que le seigneur choisit de se lever -avec son habituelle lenteur- de son fauteuil de coussins. Il déploya ses colonnes vertébrales une par une, releva son immense cou blanc, et glissa furtivement son regard absent vers moi.

Non !Ces yeux-là n'étaient pas aussi dénués d'humanité qu'à l'accoutumée. On pouvait facilement y lire, l'impatience et la colère. La personne qu'il avait dû attendre avait omis de venir.

𝕸é𝖒𝖔𝖎𝖗𝖊𝖘 𝕯'𝖚𝖓𝖊 𝕮𝖍𝖗𝖔𝖓𝖎𝖖𝖚𝖊𝖚𝖘𝖊Où les histoires vivent. Découvrez maintenant