Indéchiffrable

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Au terme d'une énième veillée de contes, j'avais profité de l'inattention des autres privéligiées et du groom, pour sortir de la tour de Farouk. Les allées et venues des favorites étaient gardées avec la plus grande attention.

Ce fut au détour d'un couloir, que j'atteignis l'escalier en colimaçon des chambrières. Les marches de marbre étaient reliés d'une généreuse couche de grains d'escarbilles et de cendres. Je dévalais les escabelles d'un pas prompt, relevant les ficelles de magnifiences suspendues au voile de ma tenue. La dernière chose que je souhaitais au Pôle, c'était de dégrigoler l'étroit corridor encrassé.

Au bout d'une bonne centaines de marches, j'aperçus enfin l'aboutissement de l'interminable galerie. L'embrasure d'acier,rigide, attendait patiemment d'être franchie. Je jetai un dernier regard aux immenses échelettes qui se repliaient en une torsade depierre. Soudain mon attention retomba sur une petite pièce entrouverte. Une chambre obtuse, où son propriétaire semblait s'être absenté vivement, sans avoir eu le temps de cadenasé son alcôve. Un immense manteau élimé, presque réduit à l'état de guenille, reposait paisiblement sur le dallage gelé.

J'aurai bien besoin d'un pardessus, les gemmes éclatantes attireraient trop l'attention des ivrognes. Je me contrefichais bien de voler, après tout la mantelet serait mieux sur les épaules d'une femme que sur la souillure du sol. Je pris, agilement, l'habit sombre, puis le déposa sur la masse blanche de ma silhouette, et enfin ouvris la porte du dehors.

*

L'échoppe du liseur s'imposait à la faible clarté des luminaires noirs de suie. La devanture était dans un pitoyable état. L'écriteau où devait auparavant se dessinait le nom du commerce s'effaçait parmis le mur empierré gris de poussière. La vitrine était imprégnée d'un unique mot, marqué au fer rouge, « Faillite ».Imprudente, je me décidai tout de même à entrer l'intérieur,espèrant trouver autre chose qu'une salle vide.

Des tables et des chaises étaient retournées, des étalages émiettés dévoilaient les restes d'antiquités brisés, et le plancher grinçait dans un tel crissement qu'il semblait résister à la tentationde céder aux pas des nouveaux arrivants. Une forte odeur d'alcool emplissait l'atmosphère, me chatouillant le nez.Hésitante, je traversai la boutique, soulevant à plusieurs reprises les bas de ma toilette pour contourner les fragments du sol.

J'observais minutieusement chaque coin de la pièce, chaque dessous de meubles,chaque rideau. Ce ne fut que lorsque je trébuchai sur une masse opulente, que je reconnus l'animiste. C'était un vieil homme dégarni, avec un double menton et une barbe de trois jours. La photographie de ce dernier que j'avais aperçue la veille dans leNibelungen, ne l'avait pas caricaturé comme je me l'étais vaguement imaginé. Ses traits graves et ses profondes joues creuses m'effrayaient. Et pourtant, je n'avais pas le choix, je ne pouvais aller voir un autre liseur. Au dernier nouvelle, c'était le seul qui avait eu le courage de rester au Pôle.

Je lui donnai quelques coups de pieds pour le réveiller, rien à faire.Il n'émettait qu'un lointain grognement. Je n'étais pas partie du gynécée pour retrouver un soûlard ! Quoi qu'il en soit, je devais faire ce que j'avais prévu de faire.

Je me mis à genou, et m'approcha de son visage fripé. L'odeur de liqueur me monta au nez.

- La boutique est fermée, marmonna le corps. Z'avez pas vu le panneau au dehors ?

- Vous êtes bien Monsieur Jules ? L'animiste ? lui chuchotais-je au creux de l'oreille, ignorant sa remarque.

En guise de réponse, il hocha la tête toujours assoupi d'ivresse.Son accent était effroyable, insistant avec force sur ses syllabes.J'avais beaucoup de mal à le comprendre.

- Vous êtes donc capable de lire le passé des objets ? (Nouveau hochement de tête). Vous serait-il capable de m'apprendre votre pouvoir, je suis Chroniqueuse, je peux lire les pensées des êtres humains alors les objets...

- Vous n'pouvez pas, me répondit-il d'une voix ferme et sérieuse. Vous n'pouvez pas devenir liseuse, madame... A moins de faire la Cérémonie du Don avec un liseur...il vous serait impossible de le devenir, m'dame. Même si vous pouvez déjà lire les pensées des gens.

Je ne m'étais pas déplacée pour entendre cette réponse. Si j'avais hérité des griffes des Dragons, je me serais fait un plaisir de lui déchiqueter la chair. Il s'assit en s'adossant à une commode.

- Vous...vous êtes sûre qu'il n'y a aucun autre moyen ? lui demandais-je en essayant de toutes mes forces de contenir ma colère.

- Sûr et certain... Lire ça demande beaucoup d'évasion et de contrôle de soi pour pas être submergé par les émotions de ce que vous lisez, m'dame... Si j'peux me l'permettre, pourquoi tenez-vous tant à devenir liseuse ?

- Vous pouvez bien lire le passé des objets, dis-je en ignorant sa question indiscrète, alors il vous serait possible de lire le Livre ? Vous savez le Livre de Farouk.

L'homme trembla. Il essaya de se relever en vain. Son corps semblait peser plus d'une tonne. Il rampa alors sur le sol, et m'attrapa la cheville au vol. La capuche de la gabardine se renversa sur mes épaules.

- Vous... vous z'êtes revenu m'chercher ? Je vous ai déjà dit que l'Livre était indéchiffrable, même pour l'plus savant des liseurs ... Alors pourquoi êtes-vous r'venu ? Ma boutique a péri par mes mains, l'esprit de famille m'a déjà puni de n'pas lui avoir donné s'tisfaction de m'lecture... Beaucoup de m'cousins sont morts de la même cause que l'mienne. Alors pourquoi êtes-vous r'venu ? Pou'quoi, Dieu ?

- Je...je ne suis pas Dieu, lui répondis-je en me débattant la cheville.

- Pourquoi êtes-vous r'venu ? J'vous ai donné mon âme et vous m'avez volé ma boutique... Pou'quoi êtes-vous r'venu, Dieu ?

Je ne savais pas si c'était l'ivresse qui le faisait agir ainsi,mais j'étais sûre que cet homme était également au service de Dieu. Toutefois, je devais sortir de ce taudis empestant l'alcool.Je rampai péniblement ma jambe, emprisonnée par les mains écorchées de l'homme, jusqu'à une table, puis m'y cramponnai. Mes oreilles bourdonnaient à force des supplications de l'animiste, et surtout du timbre de sa voix courant à son arche d'origine, Anima.

Je ramassai ainsi un vase babélien de cuivre encore intact sur le guéridon et écrasai ce dernier sur le crâne chauve de buveur d'absinthe. Aussitôt, la poigne de ses mains se relâchèrent,libérant mes chevilles.

Je m'enfuyais à grandes enjambées, relevant la capuche sombre sur mon visage et enjambant les morceaux de porcelaine. Au pas de la porte, je jetai un petit coup d'œil furtif à l'échoppe avant de la quitter, surveillant les mouvements de l'animiste. Son cœur battait à mes tempes, la sueur de mon front éclatant perlait sur mon cou dénudé. Jamais, je n'avais eu aussi peur pour ma dignité qu'en cet instant.

L'homme ne bougeait plus, il semblait mort. Mais c'était le cadet de messoucis.

Je devais coûte que coûte savoir ce qui était écrit. Dieu voulait que Farouk obéisse au secret du Livre, je me devais de l'honorer, le remercier pour ce qu'il avait fait pour me délivrer de mon marmot malingre. Si je ne pouvais pas lire le Livre de mes mains, alors je devrais lire son maître de mes yeux.

𝕸é𝖒𝖔𝖎𝖗𝖊𝖘 𝕯'𝖚𝖓𝖊 𝕮𝖍𝖗𝖔𝖓𝖎𝖖𝖚𝖊𝖚𝖘𝖊Où les histoires vivent. Découvrez maintenant