Tears In Heaven

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J'ai trente-ans et j'ai mal à la vie. Quatorze mois, deux deuils, une rupture, une centaine de cachets, quinze séances de psy et une catastrophe naturelle. N'importe qui serait en droit de penser qu'il n'a pas assez d'un corps pour stocker une telle colère et une telle peine.

Pourtant, la dernière claque m'a frappée comme un réveil qui coupe la nuit.

Je m'en rappelle comme si c'était hier. Le 5 septembre 2017. Je mangeais mon steak végétarien et mes haricots verts vapeur, tandis qu'Ivoire se régalait de sa pâtée préférée. La journée avait été bien longue au milieu du ballet des urgences pédiatriques du Centre Hospitalier de Saint-Denis. Alors, enfin au calme dans mon studio, je regardais le journal de 20 heures en attendant le film du soir. Comme la sexagénaire que je n'étais pas. Comme une jeune femme refusant de vivre une existence normale puisqu'elle était à présent dénuée de tout ce qui avait pu me la rendre agréable.

C'est alors que le monstre Irma est apparu, cet ouragan dévastateur et sans précédent. Le plus puissant jamais enregistré dans l'Atlantique Nord, même si on ne le savait pas encore. L'inquiétude des habitants, pris dans les griffes d'une force trop musclée pour eux, m'a percutée. J'ai toujours été extrêmement perméable à la souffrance des autres. C'est ce qui fait de moi une infirmière dépressive, trop concernée pour procéder avec la forme de détachement nécessaire à cette profession. On nous avait appris à l'école que l'empathie devait s'arrêter à la frontière de la sympathie. Autant dire que j'ai mille fois foncé dans le barrage.

J'ai eu bien du mal à dormir cette nuit-là. J'étais tétanisée pour eux, pour ce qui les attendait. Je ne les connaissais pas, mais leur sort m'importait. Il me faisait relativiser ma douleur parce que la vie de ces milliers de familles allait exploser, instantanément. Et que des milliers, ça comptait plus que moi finalement.

Le lendemain, à l'hôpital Delafontaine, nous avons vécu les images de désolation en direct, en volant quelques minutes de pause, au desk des urgences. La force des vents, la violence de l'eau, la nature qui reprenait ses droits. La destruction massive. Puis, derrière l'insoutenable sifflement des tornades, le bruit du silence.

Les jours d'après, c'était presque pire que les jours d'avant. Quatre-vingt-quinze pourcents d'anéantissement. Un carnage. Les gens de métropole cherchaient les leurs, en vain. Les lignes téléphoniques étaient coupées, toute forme de communication était rompue. Et j'imaginais les Saint-Martinois, séparés, éclatés sur l'île, dans leurs refuges de fortune, tenter de rester forts malgré les incertitudes sur les heures à venir, sur leurs proches, leurs connaissances, leurs habitats, leurs animaux, leurs biens.

Les Saint-Martinois et tout l'archipel des Antilles, bien sûr.

Après avoir traversé l'une des nuits les plus éprouvantes de leur vie, ils devaient rester debout pour la suite. La suite, c'était aussi les prochaines tempêtes. Irma précédait une série dont on ne pouvait mesurer les conséquences exactes. José, Maria et les autres. Mais, après Irma, ils n'avaient plus la même quantité de refuges. Après Irma, c'était le chaos.

Un chaos que même la télévision ne pouvait relater. Seuls ceux qui l'avaient vécu pouvaient en parler, même s'ils étaient à court de mots.

Je me sentais impuissante face à un malheur qui m'impactait plus fort que mon entourage. Comme si j'étais en surdosage d'empathie dans mon corps. J'ai fouillé la toile, décortiqué les sites météorologiques, les informations officielles et les officieuses que l'on trouvait au fur et à mesure sur les réseaux sociaux. Et j'ai fait la seule chose qui me semblait en mon pouvoir : créer des groupes Facebook d'entraide pour mettre les uns en relation avec les autres. Pour récupérer des renseignements et les partager. Pour que la solidarité adoucisse les impatiences, les angoisses et les doutes.

Demain Je Repars à Zéro -  #DJRAZOù les histoires vivent. Découvrez maintenant