Ethan.
J'ai toujours été bon en maths, ça a toujours été une sorte d'évidence pour moi. Peut-être est-ce en raison de la logique et de la rationalité de cette matière? Le fait qu'il y ait une technique bien précise pour arriver à un résultat unique. En calculant, il n'y a que notre cerveau qui se met en marche. Nous nous contentons de réfléchir à un mécanisme qui puisse nous permettre de trouver la solution, de la même manière qu'un robot pourrait le faire. Ouais, dans cette matière dans laquelle j'excelle, il n'est à aucun moment question de ressenti humain. Ce n'est pas le cas de la littérature en revanche. Si mon insensibilité émotionnelle n'est pas un handicap dans les matières scientifiques, elle le devient vite dans le monde littéraire. Lire et écrire n'est pas un problème pour moi, mais devoir placer des mots sur ce que je suis censé ressentir après avoir parcouru un poème de Catulle en est un vrai. Je ne sais pas le faire. Et à cet instant précis, je n'ai aucune idée de la réponse que je suis censé donner à Mme Edward, qui visiblement n'est pas prête de me lâcher.
- Tu as entendu ma question Ethan ? Elle me tend son ouvrage, en pensant que j'y verrai plus clair. Que ressens-tu après avoir lu ces vers ?
Elle marche autour de mon bureau en faisant claquer ses ballerines à talons au sol, et croque tous les trois pas dans sa pomme. Je l'a vois du coin de l'oeil, tourner sur elle-même, ce qui fait voler sa longue jupe rouge, tous les regards sont braqués sur moi. Ce poème ne me fait rien ressentir. J'ai beau lire et relire ces mots, comparer encore et encore ces figures de styles, je ne comprends pas ce que le poète veut me faire éprouver. Peut-être que seules les personnes dotées d'un cœur peuvent le comprendre.
- De l'amour. Catulle aborde l'amour dans cette élégie, rétorqué-je conscient pourtant que c'est loin d'être suffisant.
Elle se met à rire et se refait un chignon à l'aide d'un crayon à papier.
- Je le sais déjà ça M. Gibson, dites-moi plutôt ce que vous ressentiriez à la place de cet homme. Parlez-moi de ce que vous ressentiriez si vous étiez séparé à jamais de l'amour de votre vie, ce que vous éprouveriez si à cause du regard des autres tout le bonheur que vous viviez se transformait en véritable cauchemar ! S'exclame-t-elle avec des intonations théâtrales.
Je ne dis rien durant de longues secondes, et essaie tant bien que mal de réfléchir. Que ferait un gars séparé de la fille qu'il aime ? Réfléchis... Qu'est-ce que je ferais moi, si je me trouvais dans ce genre de situation ? Rien, parce que ça ne m'arrivera jamais. Ça ne sert à rien de me poser ces questions, je ne trouverai jamais les réponses qu'ils attendent.
- Madame laissez tomber, c'est un sans cœur. Il ne pense pas comme nous.
Je reconnais aussitôt le timbre caustique de Jack. Les rires des lycéens se mêlent au sien et c'est seulement à cet instant que notre professeur de Lettres rejoint son bureau. Elle a sûrement dû comprendre que discuter avec moi était une perte de temps.
- Bon, Mr. Mickelson, calmez-vous s'il-vous-plait. On ne parle pas comme ça de son camarade, et bon sang ! Enlevez vos pieds de cette table !
...
Les couloirs se remplissent rapidement, et les élèves semblables à des animaux n'hésitent pas à se bousculer pour se frayer un chemin dans la foule. Je reste là comme un con, incapable de m'imposer et d'avancer. Les lycéens me poussent de droite à gauche puis d'avant en arrière, comme si je n'étais qu'une poupée de chiffon. Comme si je n'étais qu'un vulgaire détail sur leur route. Tous se dirigent vers leur casier et s'exclament car la sonnerie annonçant la pause déjeuner vient de retentir. Ils vont enfin pouvoir se raconter ce qu'ils ont fait de leur week-end. Excepté peut-être moi. Ce temps de midi n'a rien d'amusant ou de convivial. Je n'ai pas d'amis, pas d'histoires à raconter, mais je sais surtout qu'une fois que j'aurai franchi les portes de ce réfectoire, je redeviendrai cette marionnette qui amuse la galerie.
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Insensible (terminée)
Teen Fiction« Son âme était scellée, son coeur frigorifié » « Sans coeur » voici le surnom que les lycéens s'amusent à donner au garçon insociable et froid de Seattle. Sa peau comparable à du marbre, et sa voix à du roc, Ethan a toujours su que sa vie ne serait...