Chapitre 16

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Ethan.

Pour ne pas changer de d'habitude, j'étais seul à cette table au fond de la cafétéria. Et je tuais le temps que me procurait ce repas sans saveurs, en écoutant ce que les lycéens avaient de si intéressant à se raconter aux tables environnantes. Des filles à ma droite et barbouillées de maquillage se listaient ce qu'elles avaient prévu de recevoir pour Noël, tandis qu'un groupe de garçons à ma gauche qui faisaient partie de l'équipe de foot du lycée, s'amusaient avec leurs bananes et yaourts natures à des jeux pervers et pas drôles. Je regardais tour à tour chacune des tables qui m'entouraient comme si mon cerveau avait encore ce besoin de comparer ma misérable vie à celle des autres ados de mon âge. Comme s'il avait encore besoin de me prouver que je n'avais ma place nulle part.

En fait c'est à ce moment là que mes yeux s'étaient posés sur elle. Cette rouquine... Elle était entourée de son fameux groupe d'amis, mais ne paraîssait étrangement pas dans son assiette. Ses yeux étaient perdus dans le vide, et son corps recroquevillé sur lui même me rappelait ma posture quotidienne. J'ai du mal à croire que la fille qui se trouve dans mon champ de vision est la même que celle qui m'avait carrément hurlé dessus et reproché de l'avoir retardée à son premier jour de cours. Elle a sûrement dû se calmer...Ou perdu un peu de sa confiance réplique ma conscience, en se remémorant la fois où elle m'avait tendu son cadeau emballé en se cachant derrière ses mèches pour ne pas croiser mon regard. J'ai l'impression d'être face à deux personnes complètement différentes.

Je continue de la regarder et c'est quand elle fait signe aux quatre personnes qui l'entourent de partir sans elle, que je m'autorise à la détailler minutieusement. Sa longue chevelure rousse et volumineuse retombe sur ses épaules en une cascade d'ondulations, me rappelant la crinière d'une lionne. Ses yeux fixent le gobelet en face d'elle et c'est naturellement que j'essaye de deviner ce qui peut bien perturber ses pensées, au point de lui donner cet aspect inactif et pétrifié. La tristesse est bien le seul état d'âme que j'arrive à discerner d'elle d'aussi loin.

Je ne sais pas pourquoi je continue de la fixer, peut être parce que je n'ai rien d'autre à faire, ou peut-être parce qu'au fond je me dis que mes yeux finiront par la percer à jour comme le faisait Superman avec les lasers rouges qui sortaient de ses globes oculaires, et qui avaient la capacité de transpercer chaque mur pour prendre connaissance de ce qu'ils renfermaient. Sauf que cette fois ils me permettraient d'entrer dans sa tête pour comprendre ce qu'elle est en train de vivre...De ressentir.

Peut être que si elle faisait l'effort de relever le regard, j'arriverais à y lire de la douleur, de la haine, de l'amertume...Tous ces ressentis dont j'ai été privé mais que je scrute chez les autres. Et comme si elle avait lu dans mes pensées, elle relève le visage de son assiette et plante ses yeux verts dans les miens. Si au début je suis quasiment sûr qu'elle détournera son regard vers le mur le plus proche pour fuir ce contact visuel comme elle le fait d'habitude, elle me prouve le contraire en le laissant ancré dans le mien.

Certains disent que regarder quelqu'un droit dans les yeux peut s'avérer être quelque chose de difficile. Que d'affronter le regard de l'autre nous oblige à accepter de lire en son reflet. Qu'il soit bon ou mauvais, ce lien établi entre deux personnes est à la fois extrêmement intime et extrêmement dangereux. Il ne nous garantit ni la sécurité, ni la douceur dont nous avons besoin. Parfois il ne fait que confirmer la personne insensible que nous sommes, d'autres fois il peut nous faire nous sentir vivant. Tout dépend de ce que renvoie notre regard, et de ce que nous renvoie celui de l'autre.

Pour ma part, je suis toujours doté de ces deux billes bleues dépourvues de toute vie, de toute étincelle. Par contre je ne peux en dire autant de la jeune fille en face de moi. Nous avons beau être à plusieurs mètres l'un de l'autre, je peux voir que les siens brillent, à moins que ce ne soit la lumière artificielle nous surplombant, qui ne me donne cette impression. Elle lutte pour ne pas vriller et baisser le regard à ses vieilles Converses, je le vois, elle cligne plusieurs fois des paupières mais ne rompt à aucun moment ce lien qui nous unit. Pour être honnête je crois que c'est la première fois que quelqu'un me regarde si longtemps et si intensément, comme si quelque chose chez moi était digne d'être contemplé. Ça ne me dérange pas, en fait je crois que je pourrais faire ça toute la journée, la fixer au fond des iris sans jamais détourner le visage, pour la simple raison que je sais qu'elle sera la première à abandonner. Je la regarde bien assez souvent à son insu pour savoir qu'elle n'a ni l'audace ni la confiance suffisante pour gagner cette bataille. Surtout lorsque l'adversaire n'est autre que moi, le garçon qui n'a aucune raison de détourner l'attention, et qui finira par vous rendre si mal à l'aise par son manque de réaction, que vous finirez inévitablement par reposer vos yeux sur quelque chose d'animé.

Insensible (terminée)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant