Prologue

42 5 2
                                    


Notre histoire commence au sein d'un village enserré par une haute forêt, où les cimes des pins se mêlent aux nuages quand ce n'est pas le brouillard qui dissimule leurs troncs, où les montagnes sont si hautes et fières dans leur immuabilité que le monde par delà n'est qu'histoires fantastiques des parents à leurs enfants le soir pour les endormir. Des chemins de campagne s'étendent de part et d'autre, empruntés principalement par quelques marchands itinérants, et plus rarement, des voyageurs égarés. Une étroite rivière traverse ce village, dont un simple pont de pierre relie les deux moitiés, et où se tiennent à présent deux petites filles. La plus âgée, les cheveux clairs, assise sur la berge, baigne ses pieds dans l'eau limpide. Nous sommes un matin de juin, l'air est doux comme souvent en cette saison, et les adultes trop occupés aux champs pour faire attention à ces deux enfants qui ont échappé à la surveillance de leurs parents. La plus jeune, aux étonnants yeux mauves qui contrastent avec sa chevelure plus foncée, tresse patiemment celle de son aînée. Ces deux sœurs, car il s'agit des rapports qu'elles entretiennent, séparées en âge par quelques années, et bien qu'intimement liées, verront dans quelques années leur relation brusquement cesser. Elles sont là, ensemble et si calmes, le cadre délicatement ensoleillé dépeint une scène si paisible qu'on ne puisse deviner malheur prochain, et pourtant dans l'ombre tapi, celui-ci ne se trouve jamais bien loin.

Des années plus tard, l'aînée nommée Rose, alors qu'elle s'était le soir aventurée en dehors des sentiers de la forêt, fut la tragique victime de ce qui ressemblait fort à l'attaque d'une bête sauvage. Plusieurs jours furent nécessaires à la découverte de son corps mutilé, loin des chemins d'où elle n'aurait dû s'éloigner. Les êtres humains avaient depuis de nombreuses années convenu de séparer leur monde de celui des autres animaux, et chacun au village connaissait les règles à suivre quant à la répartition du territoire, et aux dangers que recelait ce que l'on appelait couramment, le monde sauvage. Cet événement eut pour effet de conforter la majorité dans leur désir de ne pas s'éloigner des limites du village, et plus encore de se garder de pénétrer dans la forêt, à l'exception des bûcherons, qui eux ne pouvaient l'éviter, mais prenaient garde de ne pas s'y aventurer plus loin que l'exigeait la nécessité de leur tâche. À peine entrée dans l'âge nubile, Elfée la cadette subissait une meurtrissure éternelle, ayant perdu tout à la fois sa chère sœur, ainsi que sa meilleure et seule amie, dont la tendresse et la patience l'avaient réconfortée depuis l'enfance, de l'imperfection qui lui était sans cesse reprochée. Elle s'était montrée consolante après chaque mot dur et chaque réprimande parentale, à panser par de douces caresses les blessures à l'âme de sa sœur si sensible ; elle était l'aînée, la fierté de ses parents, à la fois tranquille et docile, au contraire d'Elfée, plus entêtée et secrète, qui par ses yeux étranges, portait visiblement le stigmate de sa différence. Le genre humain, en général, se révèle coutumier de rencontrer quelques difficultés à accepter ceux qu'ils ne comprennent pas, fussent-ils leurs propres enfants ; Elfée se montrait trop divergente par la pensée, de ses ascendants, pour que ceux-ci ne conçoivent mieux que de la tolérance à son encontre, et cependant l'irritation, la colère même, survenait régulièrement, toujours attisée par son esprit toujours vif et son regard qui semblait percevoir l'âme. À la suite de la mort de Rose, leur enfant chérie pour eux perdue pour toujours, oubliant, ou refusant, la fille qu'il leur restait, ils se contentèrent la plupart du temps de l'ignorer. Néanmoins, toute pathétique qu'elle soit, cette absence d'intérêt permit à Elfée de jouir d'une liberté dont elle n'aurait pu bénéficier s'il en avait été autrement. Désireuse d'échapper à la froideur du domicile, la jeune fille se prit d'habitude à errer dans la nature au sein du village, solitaire, et collectait fleurs et autres plantes qu'elle faisait sécher dans des carnets vierges qu'elle agrémentait de notes et d'observations sur les emplacements où elle se les était procurées. Jamais elle n'avait tant rêvé de quitter le village, découvrir de nouveaux espaces et fuir cette vie lugubre où planait le spectre de Rose. Il lui fallait vivre, la mort brutale de sa sœur tant aimée avait créé une ombre terrifiante sous laquelle tout bonheur était impossible et, ne pouvant se résoudre à demeurer dans cet état d'esprit, elle préférait se consacrer à toute autre chose que d'y penser. Si ses escapades quotidiennes avaient échappé à ses parents, elles furent néanmoins remarquées par l'herboriste du village, connue de tous sous le nom de Ma'a, un pseudonyme dissimulant son réel prénom. C'était une vieille femme de petite taille, ridée comme une pomme fripée, replète et énergique ; elle semblait connaître le secret des plantes depuis toujours, guérissait les maladies grâce à ses décoctions et proposait dans sa boutique toutes sortes de charmes dont les villageois pouvaient tirer utilité. Malgré l'art mystérieux qu'elle pratiquait, ses compétences et son opinion étaient toujours estimées. Reconnaissant certainement des prédispositions pour celui-ci chez Elfée, elle s'offrit de le lui enseigner et de la prendre, avec l'accord de ses parents, comme apprentie à son herboristerie. La jeune fille se passa de l'accord de ses parents et accepta la proposition qui lui avait été faite, voyant en cette opportunité de quoi permettre à ses plans de départ de se réaliser par la prise d'indépendance qu'elle impliquait, tout en profitant d'un enseignement dans un domaine avec lequel elle s'était découvert des affinités. C'est ainsi qu'elle découvrit le nom des plantes et leurs utilisations, et tout en s'instruisant auprès de Ma'a, complétait ses études par des ouvrages d'alchimie qu'elle s'était procurée auprès d'un marchand itinérant et se plaisait à lire près de la rivière, les pieds dans l'eau, durant son temps libre. Les doux jours de printemps s'avéraient propices à l'étude à l'extérieur et arriva le temps où Elfée dut faire face à sa peur de la forêt, séquelle du drame qui s'y était déroulé. En effet, certaines herbes se trouvaient seulement en dehors des chemins qu'il lui fallut apprendre à laisser derrière elle, quand bien même la tentation était grande de les rejoindre. Les premières fois, elle refusa catégoriquement de pénétrer à la suite de Ma'a dans les fourrés ténébreux, et passa un certain temps à attendre son retour, tandis qu'elle regardait les bûcherons s'affairer non loin de l'endroit où elle se tenait, le son de leur hache retentissant contre le bois en un rythme rassurant. Certains lui jetaient parfois des regards en coin, mais personne ne la saluait comme c'était le cas avec la vieille herboriste, le décès de sœur ne lui avait pas valu plus de sympathie de la part des villageois, ses yeux mauves et inquisiteurs continuaient de mettre mal à l'aise, leur couleur inhabituelle et leur éclat alimentant irraisonnablement des superstitions qui n'avaient pas d'autre fond que le sentiment d'un décalage plus profond que la simple apparence. Les cueillettes continuèrent et l'intérêt d'Elfée pour la forêt alla croissant, Ma'a revenait toujours avec un panier plein de plantes inconnues de la jeune fille et dont elle refusait de lui enseigner les propriétés tant que celle-ci refusait de l'accompagner, tant et si bien que la frustration d'une curiosité non assouvie prit le pas sur la peur. La forêt se révéla plus sombre et dense encore passée l'ombre des sentiers, quelques chants d'oiseaux venaient troubler à la belle saison le silence sacré qui régnait en ces lieux le reste de l'année, et les rayons qui filtraient à travers les branches des pins dessinaient une multitude de taches jaunes sur la mousse humide qui absorbait le bruit des pas de Ma'a. En s'introduisant dans les bois profonds, Elfée découvrit un monde étrange, à la fois sauvage et irréel ; la végétation, dominante verte aux accents bleutés, poussait en tout sens sous les hauts arbres qui dissimulaient le ciel. Son cœur palpitait d'excitation sous ce nouvel univers qu'elle découvrait. Alors qu'elle rejoignait Ma'a, il lui sembla ressentir comme ce qu'elle qualifierait de présence étrangère qui, si telle était, demeura invisible alors qu'elle scrutait les alentours. La nature semblait par ailleurs si paisible, si éloignée des cauchemars qui avaient hanté ses nuits, qu'Elfée commença à s'interroger sur le danger réel que celle-ci représentait. Elle y accompagna Ma'a toutes les fois suivantes, oublia la peur et se sentit libre comme jamais, telle qu'elle était dans la forêt, séparée du monde des humains. Elle acquit dans le même temps que ses talents d'herboriste, une assurance qui lui avait toujours manqué, cessa d'être la jeune sœur mélancolique et devint, une année après le décès de sa sœur, plus solide qu'elle ne l'avait été jusqu'ici. Les épreuves de la vie peuvent parfois révéler une force que nous ne pensions posséder, toujours arrive pour l'être humain le moment où il devient vital de prendre conscience du pouvoir de ses décisions ; Elfée se refusait à regarder en arrière ce qu'elle avait perdu et consacrait toute son énergie vers l'espoir de la réalisation des projets auxquels elle attachait son bonheur. La tragique disparition de Rose, une fois la douleur qui en avait résulté un peu moins vive, l'avait convaincue d'une chose : le meilleur était forcément à venir.

Promenons-nous dans les boisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant