Participation de LeezeG

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Depuis la place du village, il fallait emprunter la ruelle sombre et exigüe à côté de l'église pour accéder à l'atelier du vieux Matthieu. Le sol pavé et humide était rarement foulé par quelqu'un d'autre que Matthieu lui-même. On l'apercevait parfois sur le bourg, il achetait du tabac pour sa pipe et quelques bricoles à la mercerie, puis disparaissait aussitôt.

Quand on s'était assez enfoncé dans la ruelle, on distinguait dans l'obscurité une porte en bois, sur la gauche. Celle-ci s'ouvrait dans un grincement caractéristique, à la fois inquiétant et inscrit dans le quotidien du quartier. Un fois sur le seuil, on devait s'accommoder de l'opacité de l'air, empli de poussière et de copeaux de bois. Une forte odeur d'huile saisissait alors les narines.
On discernait finalement la petite pièce rectangulaire, encombrée et impénétrable. Elle comportait deux portes : une qui donnait sur la rue et l'autre, à l'opposé, vers une autre pièce faiblement éclairée. A travers l'unique fenêtre à gauche de la porte filtraient quelques faisceaux lumineux, aux alentours de midi et en fin de soirée. Il régnait une atmosphère à la fois pesante et complètement lunaire. La poussière dansait lentement, un silence de plomb s'abattait lorsque Matthieu ne travaillait pas.
Sur le mur de gauche se trouvait un bac en béton et un robinet qui faisaient office d'évier. Des pinceaux, des chiffons et des brosses y trempaient dans un fond d'eau. En face se dressaient, de parts et d'autres de l'embrasure de la seconde porte, d'immenses étagères en fer, croulant sous le poids d'une multitude d'outils. Des pièces de métal de toutes les formes, de toutes les tailles, étalées un peu partout. Certaines rangées dans des boîtes étiquetées, elles mêmes empilées les unes sur les autres. Des pinces, des aiguilles en vrac, des tournevis, du papier de verre, des loupes et tant d'autres objets innommables dont lui seul connaissait l'utilité, jonchaient les rayonnages. Enfin, sur la droite trônait un établi, lui aussi recouvert de machines à sculpter le métal, à polir, à fignoler. Une lampe de bureau, des feuilles volantes, des crayons, un double décimètre, une gomme. C'est dans ce désordre organisé qu'il passait ses journées depuis vingt ans, s'affairant entre l'établi et les étagères.
Il dormait dans cet atelier, y mangeait, et y gagnait sa vie. La salle au fond était en fait sa chambre, où un sommier de fortune occupait la moitié de l'espace. Il y avait aussi une gazinière et quelques placards en face du lit. Un miroir et une petite planche en bois étaient suspendus à la tête de la couchette. Une brosse à dent, un peigne, voilà tout. L'ampoule au plafond éclairait faiblement l'ensemble.
Le vieux Matthieu était un homme courbé par l'âge et le labeur. Il endossait des chemises en lin sans prétention qu'il se gardait bien d'abîmer. Car malgré l'apparence négligée de son atelier, c'était un homme relativement soigneux et appliqué, ce qui avait fait sa renommée si durement gagnée. Grisonnants mais pas complètement blancs, ses cheveux étaient coiffés en arrière de manière à ce qu'ils ne le gênent pas dans son travail. Il avait une peau légèrement mate, creusée par les rides et les cicatrices. Et de son visage, plus expressif que n'importe quelle biographie, émanait une quiétude sans pareil. Bien que souvent déformé par la concentration exigée par son métier, son front était large et serein. Il avait des lèvres fines qu'il n'ouvrait que très rarement, un nez, fin lui aussi, à présent insensible aux vapeurs d'huiles et autres produits chimiques qu'il utilisait. Enfin, ses yeux. Ses yeux, tourbillons bleus et complexes où l'on pouvait lire un vécu hors norme, des grands espaces, des épopées à côté desquelles notre vie paraissait tristement banale. Dans ses yeux, une jeunesse incroyable scintillait, des rêves réalisés et des désirs inassouvis. Et ce sont ces yeux-là, qui vous transperçaient, vous mettaient à nu, à peine aviez-vous franchi le seuil de la porte.
Le regarder travailler était la chose la plus captivante au monde. Peu de gens assistaient à ce spectacle silencieux à l'abri des regards. Mais ceux qui avaient la chance d'entrer dans l'atelier quand le vieil homme manipulait ne pouvaient que s'émerveiller devant tant de virtuosité. D'abord, il crayonnait sur un bout de papier; il n'effaçait jamais. Une fois satisfait, (satisfaction qu'il manifestait par un imperceptible hochement de tête) il allait et venait pour récolter tout ce dont il avait besoin. Et pendant des heures et des heures, sans interruption, il se tenait là, arqué, assemblant avec précision et patience les pièces de son ouvrage. Chaque minuscule engrenage nécessitait une attention de tous les instants, chaque centimètre était déterminant pour son œuvre finale. Il graissait, serrait, agençait avec une un calme et une maîtrise qui faisait passer son travail pour une tâche enfantine.
Les cliquetis qui résonnaient en continu étaient la seule chose qui raccrochaient la scène au réel. Les engrenages qui s'emboitent, les pinces qui tombent, le bois qui grince... Ce refrain répété en boucle pendant des jours entiers ne l'agaçait pas, il le berçait. A la lueur de la lampe, il travaillait inlassablement...
Jusqu'à ce que les premiers douze coups de midi n'émanent de sa machine, exactement au même moment que ceux du clocher.
Ainsi vivait Matthieu, l'horloger du village.

Auteure : @LeezG merci à elle !
Texte sans titre.
Genre : Nouvelle.

Recueil de texte : Engrenage(s)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant