Chapitre 8 - Jungkook

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« I walk in pace, moderately wearing down

The sun suffocates me

And the world strips me naked

I can't help it, there's no other way

I collect myself that's shattered beneath the moonlight »


J'ai quitté l'université en courant. J'ai couru jusqu'à ce que le manque de souffle m'oblige à m'arrêter. En plein milieu d'une rue inconnue, complètement immobile, j'ai laissé la fraîcheur de ma sueur coller à ma peau. Je me suis fermé au monde. Aux bruits des voitures. À ceux des gens marchant autour de moi. À tous ces sons qui rendent la ville... vivante. J'ai clos mes paupières, et essayé de reboucher le cœur que cet inconnu venait de perforer de ses sanglots. Cette émotion, noire et mouvante, qui a émané de lui... Elle a résonné en moi comme un écho, comme un appel à l'aide que je n'ai que trop reconnu, pour l'avoir hurlé un millier de fois. C'était trop fort, trop lourd à porter.

Cette part de moi qui a refait surface tout à l'heure, je dois la réprimer. Peu importe à quel point, parfois, je me dis qu'il serait plus facile d'y retourner, je ne peux pas me rapprocher à nouveau de ce gouffre duquel je me suis éloigné. La douleur appelle la douleur. Celle de cet inconnu était si tranchante, si... violente, qu'elle m'a ramené à mes jours les plus sombres, quand Himchan...

Non ! Ne pense pas à lui ! Pas maintenant !

Dans un sursaut, je reprends conscience du lieu où je me trouve, du fou auquel je dois ressembler pour être planté sur le trottoir, à souffler avec force, pour ne pas étouffer et mourir encore une fois. Je repousse cette envie de me faire du mal, pour avoir l'impression d'exister. De voir le sang couler, pour avoir l'impression d'être vivant. Je ne suis plus mort. Je ressens.

Il me faut quelques minutes de plus pour reprendre pied et me souvenir que je ne suis plus le robot dénué d'émotions que j'étais à l'époque où je me perdais dans les jeux vidéos, oublieux de la réalité. Les univers virtuels étaient devenus ma vérité, la seule à laquelle j'accordais du poids. Le reste défilait autour de moi dans un flou permanent. Je mangeais à peine. Je dormais à peine. J'étais un zombie. C'est sans doute pour cela qu'Himchan est parvenu à exercer un tel contrôle sur moi. J'étais une coquille vide. Je commence seulement à me remplir.

Je suis là. Pas lui.

Comment un inconnu a-t-il pu avoir un tel impact sur moi en un si court instant ? Comment ai-je pu si facilement me laisser atteindre ? Suis-je encore si fragile ? Je me sens... engourdi. Je déteste cette sensation.

En tournant la tête d'un côté et de l'autre, j'avise un arrêt de bus non loin de là. Je m'y rends et monte dans le premier autocar qui passe, sans même chercher à savoir quelle est sa destination. J'ai juste besoin de bouger, de cesser de faire du surplace. Il me faut du mouvement. Il faut que je danse. Mais avant ça, je dois me mettre dans le bon état d'esprit. Une transition est nécessaire.

Je m'assieds au fond du bus, enfonçant les écouteurs reliés à mon portable dans mes oreilles. Je lance une playlist au hasard et me fonds dans la musique. Je me retire à l'intérieur, remplaçant le vide par les notes et les paroles qui m'envahissent sans discontinuer. C'est comme de monter sur un nuage, de se détacher de son propre corps et de voler. On devient vite accro à cette sensation, comme je l'étais à celle de me blesser pour me prouver qu'un souffle de vie subsistait dans mon corps, que j'étais réel, et pas seulement un putain d'avatar.

Une heure plus tard, je descends à l'arrêt au bas de ma rue. Je remonte celle-ci d'un pas tranquille, apaisé, la tête levée vers les nuages. Je grimpe la légère pente sans me presser, n'accordant aucun regard aux maisons qui m'encadrent de chaque côté du chemin goudronné. Elles sont toutes construites sur le modèle, de toute façon. Seules les couleurs des portails ou des volets permettent de les distinguer. Pour le reste... Encore une fois, du pareil au même. C'en est presque lassant.

Il ne me reste que quelques mètres avant d'atteindre mon nouveau chez-moi. Je me concentre sur la route, le regard errant sur les murs, les pieds des lampadaires, les gens qui passent à côté de moi, fantômes d'un présent que je suis incapable de vivre autrement qu'en noir et blanc. Je me surprends à ralentir juste avant de passer devant la maison de mon voisin. Son visage s'impose à moi, si émaillé par les larmes et pourtant si beau.

Beau. Un adjectif qui n'est pas en mesure de relater tout ce qu'il représente. C'est une apparition. Quelque chose de mystique. Un être à part, qu'on dirait venu d'ailleurs. Un leurre, sans doute. Malgré moi, je me rapproche de sa boîte aux lettres en fer, toute simple, sans fioritures. Je me penche sur le bout collant qui indique son nom et le lis, murmurant du bout des lèvres les caractères que je déchiffre dans un souffle tremblant :

— Kim Taehyung.

Je le répète une fois ou deux, le faisant rouler sur ma langue, comme pour l'apprivoiser. Il sonne bien. Plus que bien même.

Et voilà que tu recommences.

Je ne peux pas retomber dans mes vieux travers. Trouver quelque chose qui m'intéresse, être attiré et me perdre, corps et âme, pour finir par m'occulter totalement. Ce n'est pas bon. Ce n'est pas sain. Je suis sorti de ma tête et de ses obsessions bizarres, je ne peux pas y retourner. Il est facile de se laisser piéger par des chimères, d'accorder de l'importance a des choses qui n'en ont pas. On se laisse berner par des illusions et on finit par s'oublier, par se sacrifier. Je ne le ferai plus. Peu importe que dans mes rêves, la nuit dernière, un homme ressemblant comme deux gouttes d'eau à mon voisin soit apparu... et m'ait pris. Peu importe. Ce songe-ci, comme tous les autres, restera secret, cadenassé au plus profond de mon cœur.

« Alors, comme ça, le petit Jungkook est une fiotte, hein ? »

La voix cireuse d'Himchan éclate dans ma tête, me faisant grimacer.

« Il ne faudrait pas que ça se sache, pas vrai ? »

Non. Non, il ne fallait pas que ça se sache. Quel qu'eût été le prix du silence de mon camarade, j'étais prêt à le payer. Et je l'ai fait, au centuple. Je ne me sens pas mieux pour autant, d'avoir pu conserver mon secret. Je me sens... déchiré de toutes parts. J'ai toujours ce poids dans ma poitrine, une enclume dont j'ai l'impression que je ne me séparerai jamais. Il y aura toujours une part de moi que mes parents ne connaîtront pas, que je devrais sans cesse cacher. Et pourquoi ? Parce que je suis différent ? Je l'ai été dès ma naissance, encore plus après. J'ai mis du temps à comprendre que ce n'était pas mal, que je n'étais pas anormal. J'ai beau l'avoir accepté, je sais que je ne peux pas en parler. Si je prononçais les mots, je serai vraiment seul.

Tu l'es déjà.

Je repousse la voix de ma conscience qui s'amuse à me brutaliser et franchis les derniers pas qui me séparent de la maison, enfermant dans un coin obscur de mon esprit l'image douloureusement lumineuse de mon voisin. Ce phare dans la nuit n'est pas pour moi. Je ne suis pas un papillon cédant au magnétisme d'une belle lueur.

J'ouvre le portail et le referme rapidement derrière moi, puis contourne la bâtisse pour rejoindre le jardin. Je n'ai plus la patience d'attendre. Il faut que je danse, maintenant. Une fois à l'arrière, je lâche mon sac sur un coin d'herbe après en avoir sorti une bouteille d'eau que je porte à mes lèvres. Je bois quelques goulées, revisse le bouchon et relâche la bouteille. J'ôte ma veste, mes chaussures, et glisse mon portable dans la poche avant de mon pantalon. Les écouteurs bien en place, je me laisse envahir par la musique... et je danse. Je danse jusqu'à ce que tout s'efface. Je danse pour me purger, pour m'émouvoir, pour me rappeler que je suis encore en vie. Je danse.

TrappedWhere stories live. Discover now