Je pense que mes allusions précédentes laissent déjà entendre que j'ai beaucoup à dire sur l'oeuvre de Rostand, et que mes remarques ne sont pas forcément positives. C'est l'une des raisons pour lesquelles j'y consacre un chapitre.
Déjà, et pour ceux qui n'en auraient jamais entendu parlé, l'Aiglon est une pièce de théâtre en six tableaux et alexandrins qui se déroule de 1830 à 1832, soit pendant les deux dernières années de sa vie. Son succès a été tel qu'elle a popularisé à la fois le surnom de l'Aiglon, bien plus que ne l'avait fait l'oeuvre littéraire de Hugo, et la version officielle de la phtisie pulmonaire adoptée par Rostand, et ce malgré les doutes et rumeurs qui persistaient encore.
Littérairement parlant, la pièce est absolument magnifique, certaines tirades et répliques sont superbes, le grand nombre de personnages est présenté de manière telle qu'on ne les confond pas les uns avec les autres, ce qui est une difficulté en soi sur une pièce aussi complexe. Ce n'est donc pas le texte lui-même qui me pose problème.
En revanche, Rostand s'est approprié les personnages d'une manière telle qu'il les a complètement dénaturés pour leur prêter des caractères qui, s'ils donnent du charme à sa pièce, ne témoignent d'aucun respect envers des personnes qui ont réellement existé. Et c'est l'un de ces détails qui me choquent profondément. Je pourrais souligner, entre autre, le caractère superficiel terriblement accentué qu'il prête à Marie-Louise, le rôle secondaire et quasi-inexistant de Prokesch, celui affreusement porté aux nues de la Camerata, le caractère naïf et inconsistant de Gentz, et finalement le côté impressionnable et immature de Reichstadt.
A ceci s'ajoute quelques incohérences historiques servant à la beauté de la pièce, mais accréditant d'avantage la thèse de la phtisie pulmonaire, notamment la présence de Prokesch aux derniers instants de Reichstadt alors qu'en réalité, il avait été envoyé en mission à Rome quelques mois auparavant, soit juste avant que la santé de Reichstadt ne se dégrade brutalement, et il ne put revenir qu'après, apprenant la mort de son ami au cours du trajet qui le ramenait en Autriche.
Ensuite, il reprend plusieurs rumeurs qui entouraient le personnage de Reichstadt, soit de son vivant, soit après sa mort, pour les manipuler à sa manière et choisir, tour à tour, de les rendre réelles ou de les détruire radicalement. Encore une fois, je suis moi-même écrivain, et je peux comprendre ce que cela peut apporter de profondeur à un texte littéraire. Seulement, c'est de cette manière également qu'il dénature les personnages. Je m'attarderai juste sur trois détails :
- Il a été dit que Reichstadt avait eu une relation avec l'Archiduchesse Sophie, de laquelle serait né un fils qui, grâce à cette parenté plausible, même si elle n'a jamais été vérifiée, a pu acquérir le trône du Mexique. Rostand reprend cette rumeur pour présenter Reichstadt faisant la cours à l'Archiduchesse de manière si frivole et dénuée de sentiments que l'Archiduchesse elle-même s'en montre courroucée.
- La cours d'Autriche aurait fait en sorte de cacher à Reichstadt les détails sur la vie de son père, mais le jeune homme savait si adroitement poser ses questions et compiler les informations qu'il reccueillait discrètement qu'il fut décidé de lui donner ouvertement accès aux livres rédigés sur Napoléon, puisqu'il se révélait inutile de lui cacher une vérité qu'il parvenait à retracer tout seul. Rostand utilise le personnage de Fanny Essler comme professeur ultra secrète, introduite auprès de Reichstadt par l'innocent Gentz qui croit servir une romance cachée.
- Enfin, la thèse de l'empoisonnement est détruite par un dialogue entre Prokesch et Reichstadt :
"LE DUC : Depuis lors, je lis ce que je veux.
PROKESCH, désignant un volume : Même Le Fils de l'homme ?
LE DUC : Oui.
PROKESCH : Ce livre odieux ?
LE DUC : Oui. Ce livre français car la haine est injuste !
-Prétend qu'on m'empoisonne, et parle de Locuste.
Mais, France, s'il se meurt, ton prince impérial,
Pourquoi diminuer la beauté de son mal ?
Ce n'est pas d'un poison grossier de mélodrame
Que le duc de Reichstadt se meurt : c'est de son âme !
PROKESCH : Monseigneur !
LE DUC : De mon âme et de mon nom !... ce nom
Dans lequel il y a des cloches, du canon,
Et qui tonne sans cesse, et sonne des reproches
A ma langueur, avec son canon et ses cloches !
Salves et carillons, taisez-vous ! - Du poison ?
Comme si j'en avais besoin dans ma prison !"
(Acte II - Scène 4)
Voilà, simplement pour simplifier, quelques raisons pour lesquelles, si j'apprécie l'Aiglon comme oeuvre littéraire, je ne parviens pas à la considérer favorablement dans son contenu. Pour ceux qui l'ont lue, j'espère que mon texte permettra de vous présenter ces personnages historiques de manière plus proche de ce qu'ils ont réellement été. Tout auteur est de parti pris, et je le suis tout autant que les autres. J'apprécie également les oeuvres littéraires qui détournent une partie de la réalité historique pour en faire un roman, notamment Alexandre Dumas. Mais le plus grand reproche que je fais à Rostand, c'est le peu de respect qu'il montre à l'égard de personnages historiques et leur changeant leur personnalité et leurs intentions de manière aussi flagrante.
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Essai sur la vie et la mort du Roi de Rome
Non-FictionNapoléon II, Roi de Rome, Prince de Parme, puis Duc de Reichstadt. Si les noms se sont succédés, sa vie n'en est pas moins dramatiquement courte. Quelques réflexions, pensées et envolées lyriques...