Choc.
L'épée mordait l'épée. Des frottements métalliques naissaient des sons, de rapides croches. Les armes chantaient dans l'arène abrasée jusqu'aux tribunes en hémicycle. Des ombres spectatrices occupaient les gradins. Elles épousaient les formes taillées dans la pierre, se déroulaient en escalier pour s'allonger sur le sol. L'une imitait un protagoniste large et robuste. L'autre silhouette, fébrile, s'amenuisait. Les flambeaux, des quatre coins de l'enceinte, se courbaient soumises aux rafales qui avaient chassé le soleil. Le vent se brisa en souffles légers pour se fondre dans la pénombre. La nuit cernait les imitations des deux hommes.Temps mort. Les antagonistes s'éloignèrent l'un de l'autre. Leur taille les séparait autant que leur attirail. Le plus corpulent, lourdement vêtu d'une armure bleue aux motifs dorés, resta stoïque en une posture qui marquait son statut supérieur.
Son adversaire plus menu, tout juste équipé d'un plastron, des épaulettes et jambières de simple soldat, posa un genou à terre et se redressa aussitôt.
Leurs cheveux déliés masquaient leurs visages, impénétrables. La sueur témoignait de longues heures d'affrontement, et agglutinait des mèches noires à leurs fronts et pommettes scarifiées d'un U identique. Les deux hommes s'observaient comme dans un miroir.
Inspiration. Relâchement des muscles inférieurs. Expiration brutale : attaque du soldat. Ses mouvements réguliers révélaient une synchronisation parfaite entre son corps et sa lame.
Son robuste rival anticipa le coup, campé sur ses deux jambes et protégé par son armure céruléenne. Impacts. Défense solide. Collision d'aciers.
L'assaillant se retira, contourna son adversaire, profitant de son équipement léger. Il amorça une nouvelle tentative sur le flanc droit. Épées croisées. Séparation.
Acharné, il engagea une feinte en contre-pointe et tailla sur la gauche puis sur la droite. Droite, gauche, droite, gauche, droite, gauche, biais, estoc... En face, le colosse contrait en sixte, quarte, sixte, quarte, sixte, quarte, octave, septime : attaques neutralisées.
Le pivot maladroit en demi-cercle du soldat rompit l'équilibre. Rapide et précis, le pied adverse le balaya. Le chétif trébucha pour manger la surface rêche. Sa joue essuya les grains de sable et sa bouche n'en apprécia guère le goût.
Si les corps rampent comme des ombres,
De tous les coups qui blessent, seul le dernier tue.
Le cuir de son plastron absorbait la transpiration et marquait sa peau d'empreintes rouges. Ses avant-bras endoloris avaient lâché l'épée, devenue un morceau de métal abandonné.
Le dernier debout porta l'assaut final.
À terre, son adversaire suffoquait.
Reste une seconde, encore une seconde mais seule la dernière tue.
L'imposant guerrier planta son arme.
Quand le svelte combattant ouvrit les yeux et bougea la tête, il vit une lame figée dans la terre, au-dessus de son épaule. Des grains de sable, soulevés par la semelle de son rival, volèrent vers son visage. L'entraînement prit fin pendant que le soldat retrouvait son souffle.
- Ta mère était une pute ! asséna le colosse.
Silence.
- Morte et humiliée, poursuivit-il. Toi, t'es mort trois fois avec tes attaques prévisibles.
L'homme de rang inférieur s'essuya. Ses éraflures lui brûlaient la peau comme une envie soudaine de hurler.
- T'aimes bien parler de ma mère, Ymir ! riposta le perdant en redressant son dos. C'était aussi la tienne !
- Ouais, approuva l'aîné. Garm, tu vas perdre demain. Si tu tournes le dos, ton adversaire ne va pas seulement te balayer.
- J'ai vu des guerriers héracliates se battre comme ça lors d'un tournoi, se justifia le cadet pendant qu'il se relevait et toussait.
- Le dernier sudiste que j'ai affronté m'a imploré de l'épargner et m'a proposé ses faveurs, précisa Ymir en rangeant son épée dans le fourreau qu'il attacha ensuite à son dos. Tu te souviens de ce qui marque ton visage ? C'est gravé sur ta joue comme sur la mienne. Si tu l'oublies, les autres te le rappellent aussitôt. Ils ont accepté que tu passes l'épreuve de la Garde Royale... Ils vont bien se foutre de ta gueule. Heureusement, je ne serai pas là pour voir ça !
Garm répondit par une imperceptible inclinaison du menton en signe de résignation. Ymir se dirigea vers le seau placé près des gradins, trempa sa tête et la retira. Il souleva ensuite le réceptacle et but sans interruption. L'eau stagna sur sa cicatrice en U et se perdit dans le sombre de sa barbe. Des gouttes ruisselèrent sur les ornements dorés des épaulettes à l'effigie de Tyr et Balder, figures guerrières légendaires et immortalisées sur chaque côté. Ymir jeta le seau vide contre les tribunes en étouffant un rot. Il tourna la tête et croisa le regard de son jeune frère.
- Nous perdons notre temps, ici, Garm. Je sais que tu ne m'écoutes pas. Mais tu peux m'entendre. Je ne peux rien t'apprendre. Tu n'iras jamais dans les bas-fonds couvert d'or et de bronze, au milieu de la foule édentée qui scande ton nom. Enfin si, peut-être... Ils vont dévorer ton corps transpercé d'une flèche dans ta gorge ou d'une lance dans le ventre. Que tu gagnes ou perdes le combat des élites n'a aucune importance. Tu connais ma réponse. Qu'est-ce que tu veux prouver en allant à l'Ouest ? Nous avons aussi des ennemis à l'Est, au Nord comme au Sud. Le choix est vaste, nous sommes cernés.
- Les frontières, les ennemis tout cela n'est qu'illusion, rétorqua Garm agacé. Tout est bien pensé pour fixer des limites. Et les pires limites sont celles que tu te fixes, toi-même !
Ymir, surpris, marqua un silence et enchaîna.
- C'est le tranchant d'une lame qui, souvent, fixe les règles, rétorqua le grand frère sur un ton calme. Surtout lorsque l'acier est dans les mains de ceux que tu ne vois pas, que tu n'entends pas.
Garm releva son épée, l'essuya avec ses vêtements, la rangea et s'éloigna tête baissée.
Le regard d'Ymir escorta les pas de son frère jusqu'à la sortie.
- Sinon, bienvenue à Arkona ! cria l'ainé. Ne rêve pas trop pour demain !
Il ignora si ses mots atteignirent son cadet. Son sourire se transforma en un léger rire. Il ressortit sa lame. Elle captait la faible lumière. Les constellations émergeaient. Transperçaient le ciel.
J'ai ouvert les yeux pour la première fois et respiré sans tousser. J'ai appris à me dominer, à contrôler mon corps. J'ai goûté, touché et me suis nourri de ce qu'on m'a appris. J'ai menti. Je me suis fourvoyé. Je ne suis jamais devenu ce que j'étais censé devenir. J'ai prononcé des verbes et des mots. J'ai juré, proféré, insulté, accusé. Je n'ai pas défendu les autres. Pas bougé. J'ai appris à désapprendre. J'ai oublié, omis et méprisé. Continué à me méprendre, j'ai fait l'amalgame entre sagesse et vanité, bonté et faiblesse. Je suis condamné à l'action pour des fautes pour lesquelles je n'ai jamais payé. J'ai pris et je n'ai jamais rendu. J'ai saisi une lame sur laquelle j'ai refermé mon poing. J'ai soulevé une épée lourde à deux mains. J'ai volé, blessé, tué. Et maintenant, je suis prêt.
- Je suis prêt ! s'adressa Ymir aux nombreuses silhouettes qui envahissaient l'enceinte.
Les tribunes de l'arène renvoyèrent l'écho de sa voix à faible résonnance dans les virages. Le feu des torches faiblissait. Des ombres de forme humaine s'étendirent sur le sable et fondirent dans l'obscurité. Elles recouvrirent les frontons triangulaires, les frises des chapiteaux. Et engloutirent les moulures aux ornements de Tyr et Balder.
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Niflheim
FantasyDans la Cité d'Arkona, la Pensée-Mémoire règne. Les rebelles utopistes sont exclus de la Ville Idéale, marginalisés dans les interstices, au milieu des égouts, dans la basse-ville de l'Insula. Les pensées de l'Utopie, du Khaotisme, de la Croyance, d...