Course

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Un courant d'air particulièrement froid me fouette le visage et je fronce le nez. C'est pas possible comment j'ai pu oublier de fermer la fenêtre en plein hiver. Mais une seconde...Ca fais tellement qu'elle n'a pas été ouverte qu'elle est complètement rouillée depuis des mois !
Je me redresse sous ma couverture et tâtonne le guéridon à la recherche de mes lunettes. Les verres ronds et lisses font surface sous le bout de mes doigts qui finissent par trouver la fine armature couleur or. Ils s'en saisissent et déposent l'objet sur l'arrête de mon nez. Je cligne des yeux quelques secondes et le flou laisse place à une netteté flagrante.

Une partie du parquet et toute la surface de ma commode sont recouverts par une épaisse pellicule de neige. Sur le rebord de la fenêtre, Sygor, les serres enfouies sous la neige, me fixe de ses grands yeux d'ambre. Est-ce lui qui a ouvert la fenêtre ? Improbable. Mais pas irréaliste. J'appelle mon faucon gerfaut en me tournant les méninges pour m'expliquer ce phénomène. Celui-ci me rejoins et frotte sa tête plumée dans mon cou comme il a pris l'habitude de le faire. Je me résout à sortir de mon lit et ferme rapidement les battants de la fenêtre. Comment diable vais-je faire pour nettoyer ce foutoir ? 

Je gémis doucement. Ca fais trop pour moi au réveil. Je sors de la chambre et fais tourner la machine à café. En boire à 17 ans n'est pas spécialement conseillée mais j'ai bien besoin de caféine en ce moment. Je me laisse choir sur une chaise après avoir lancé le grille pain en me tenant la tête entre les mains. Sygor s'envole jusqu'au perchoir improvisé planté à côté de l'hideux canapé couleur vert purée pour bébé. Je n'ai même pas besoin d'aller voir dans la chambre de celui qui me sert de géniteur pour savoir qu'il est déjà sorti avec son sale cabot. Je me fais violence pour empêcher mes doigts de courir sur l'affreuse cicatrice qui coure sur ma cuisse et triture ma tresse à moitié défaite pour m'occuper les mains.

Le bip de la cafetière me sors de mes pensées peu agréables et je me lève pour remplir une tasse à ras-bord. Ignorant la température bien trop élevée de la boisson, j'y plonge mes lèvres et avale plusieurs longues gorgées. Je prends un plateau, beurre mes tartines, y dépose le tout, et file sur le canapé où je le pose avant de m'assoir en boule. Je mange et donne quelques petites miettes à mon compagnon ailé. Le petit déjeuner et l'un des rares moments où je me sens bien et plus ou moins en sécurité. Je fais la vaisselle et ma toilette puis enfile un jean, un pull col roulé, d'épaisses chaussettes de laine et mon énorme doudoune.

Sygor me rejoins dans l'entrée et mon reflet croise mon regard dans le miroir. Mes cheveux bruns raides tombent sur mes épaules sous mon bonnet blanc et mes prunelles bleu vertes semblent indécises sur l'endroit où regarder derrière les grands verres de mes lunettes. Une cicatrice. Là, sur mon sourcil droit. Et une autre, minuscule sur le bas de ma mâchoire. Je détourne les yeux et ouvre violemment la porte pour la claquer derrière moi.
Je m'éloigne vers la forêt sans un regard en arrière. Arrivée à la lisière des immenses conifères dont est constituée la végétation ici en Alaska, je m'arrête et échange un regard entendu avec Sygor. Après un cri puissant, il prend son envol d'une seule impulsion. Je regarde le soleil courir sur les plumes immaculées qui recouvrent son corps parsemé de tâches brunes sombres avec un sourire. Puis, je marche sans but précis sous les frondaisons en respirant pleinement l'air glacé qui s'infiltre par mes narines jusqu'à l'intérieur de mon organisme.
Je le visualise presque emporter dans sa course mes soucis et tout le négatif en moi, laver les blessures, purifier ce qui doit l'être, et ressortir pour disparaître sans un bruit.

Le froid me grise et je laisse tomber ma doudoune pour révéler ma silhouette svelte taillée par les épreuves que j'ai eues à surmonter. Je m'élance et cours à perdre haleine entre les troncs colossaux. Le regard déterminé, vissé droit devant moi, je ne ralentis pas, j'accélère, et je me sens m'envoler, mon coeur s'alléger, je ne réfléchis plus, je cours, je vole. Je suis droguée. Par l'air pur, qui me fouette de toutes parts, par la neige qui s'envole sous mes pieds, par mes membres en mouvements, par le tambourinement dans ma cage thoracique, et le silence de la montagne. Je suis seule au monde. Le froid m'enveloppe et je suis réchauffée, je n'ai mal nulle part, mon corps entier vibre, ses pulsions calées sur celles de la nature environnante.
Je suis forte, invincible, je cours. Je cours et je le sens légère, comme une plume, comme un volatile, comme si je flottais entre les nuages dans ce ciel incontrôlable, emportée par le vent. C'est ca. Je suis..incontrôlable. Je me sens bien. C'est mon échappatoire.

Je finis par ralentir mais je ne m'arrête pas, jamais. Jusqu'à ce que la seule chose qui compte revienne se percher sur mon épaule. Toujours au même endroit. Devant ce lac d'eau de source sous cette cascade, dans cette clairière entre les pins, à côté de ce rocher. Je gratte la zone duveteuse sous son bec et m'avance jusqu'au bassin, le souffle court, pour plonger mes mains dans l'eau translucide et la porter à mes lèvres.
Je bois doucement, avec un plaisir apparent. Puis je m'assois dans la neige, adossée contre le rocher et ferme les yeux. Quelques minutes plus tard, je tourne les talons et quitte mon petit paradis pour rejoindre l'enfer.

Alors que je ne suis plus qu'à quelques pas de la sortie du bois, un éclair roux dans les branches au-dessus de moi me fais lever la tête. Je cherche entre les aiguilles un quelconque signe de vie, sans succès. Alors que je me dis que j'ai sûrement rêvé, un petit dé aussi bleu que le ciel nocturne tombe du ciel et rebondis sur le bout de mon nez. En pestant, je le masse avant de ramasser le petit objet. Sur chaque face, de minuscules étoiles qui scintillent étrangement toutes en nombres différents. Quel curieuse trouvaille. Et comment ceci à pu atterrir ici et tomber de là haut ?
Cette journée est de plus en plus bizarre.

Avec un haussement d'épaules, je le glisse dans la poche intérieure de ma doudoune que j'ai ramassée quelques mètres auparavant et regagne le petit village où j'ai passé ces 5 dernières années. Les murs peints de couleurs criardes des bâtisses amènent un peu de couleurs dans ce blanc permanent que cause la neige. Je suis née dans le Nevada, changement radical d'environnement me diriez vous. J'ai du m'y habituer et j'ai bien fini par me plaire ici. Je me vois mal retourner sous le soleil assommant de mon ancienne région. Je préfère les sapins aux cactus.
Une nouvelle surprise m'attend sur le pas de la porte. Dont je me serais bien passée pour le coup.

Mon père et son maudit chien sur le perron. On ne pourra au moins pas reprocher à cet animal de ne pas être fidèle. Tout en grattant sa barbe drue, mon géniteur passe compulsivement la lame de son canif sur un morceau d'écorces, les sourcils froncés et le regard dur. Je me retiens de pleurer. Je sais ce que tout ce que cela signifie. Il est encore de mauvaise humeur et il va de nouveau trouver l'idée merveilleuse de passer ses nerfs sur moi. Il va me frapper, ou s'aider de Meji pour me blesser jusqu'à ce que je ne sois plus qu'un déchet haletant sur le sol. Ensuite il ira se coucher avec une énième bouteille de whisky et je devrais trouver la force de me lever et me soigner, puis me cacher suffisamment longtemps pour me remettre avant une nouvelle série.

Je réprime mes larmes et lève courageusement le menton en m'approchant. Je contrôle difficilement le tremblement de mon menton et serre le bout de mes manches dans les poings pour ne pas flancher. Je chasse Sygor pour qu'il ne fasse pas lui aussi les frais de la rage de cet ivrogne et tente de paraître forte. Je ne permettrais pas de paraître faible. Pas devant cet être inhumain. Sitôt qu'il m'aperçois, il se relève avec son chien qui sors les crocs en me regardant narquoisement. J'ai un mouvement de recul en l'observant saisir une bûche et se diriger vers moi.  
   Le premier coup part et ma tête avec. Ma nuque craque et la nausée monte. J'essuie le sang qui commence à couler hors de mon nez et ferme les yeux. Un coup de genoux cette fois, en plein dans l'estomac, et la bûche qui me fauche les genoux avec une violence ayant dépassé la limite tolérable. Je tombe dans la neige avec un couinement et me recroqueville sur moi même. La douleur fuse partout, partout, partout....partout. Je me protège la tête de mes bras frigorifiés au moment où le coup suivant m'enfonce la tête dans la poudreuse. Je tousse. C'est alors que des vociférations se font entendre. J'ouvre un œil et constaté que le verre est fissuré. Peu importe. La scène ahurissante se déroulant à quelques millimètres de moi me fais ouvrir grands les DEUX yeux.

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