Terreur

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C'est pas vrai...

Sous mes yeux écarquillés, Sygor bat désespérément des ailes, tournoyant dans la chambre à toute allure, ses grands yeux d'ambre gagnés par la peur et sous mes yeux, un halo noir d'encre émane de ma poitrine. Je me redresse vivement et me frotte les yeux, refusant d'y croire. Une voix transpirant la jubilation dans le couloir dont je devine sans peine l'origine me hurle : " JE TE L'AVAIS BIEN DIT !!! ". Sa stupide voix remplace ma peur par de l'agacement et le noir disparaît, simultanément à l'excitation soudaine de Sygor. Je tressaute, surprise. Je tente d'y repenser pour qu'il réapparaisse mais peine perdue, tout est revenu à la normale et je m'écroule sur le lit. Je n'en peux déjà plus. Les énigmes n'ont jamais été ma tasse de thé et personne n'apprécie sa propre ignorance. Ignorance étouffante qui allait finir par me pousser au bord de l'implosion si elle n'était pas déjà en cours.
J'enfouis mon visage dans les draps parfumés à la lavande et les poings crispés, je me demande ce qui va bien pouvoir me tomber dessus durant le dîner. Je n'étais certainement pas au bout de mes peines.

Le grincement de la porte me fais sursauter alors que je m'étais encore une fois assoupie. Je me redresse et fais face une fois de trop au visage taquin de Meris. Ses boucles blondes tombent sur des yeux qui me font me demander si cette étincelle de malice les ont jamais quitté.
" C'est l'heure de manger. Smith a horreur du retard.
- Alors qu'il s'apprête à me haïr. "
Je glisse jusqu'au bord du lit et le rejoins devant la porte alors qu'il dodeline de la tête suite à ma dernière tirade. Je lui lance un regard significatif et il hausse les yeux au ciel avant de s'engager dans le couloir. Un vieux mécanisme me revient et mon index remonte une paire de lunettes invisibles sur l'arête de mon nez. J'interrompt mon geste et lâche un petit soupir. Quelque chose me dit que plus rien ne sera jamais pareil.

Assis autour d'une immense table de bois sur laquelle pourrait manger le triple de notre nombre actuel, je retrouve la joyeuse bande de tout à l'heure. Senty la malicieuse, Cleris la méfiante, Renard l'indiffèrent, et ce mystérieux Mr Smith. Celui-ci me désigne la place à côté de Cleris et Meris s'installe en face de moi. Le raclement de la chaise de Cleris qui s'éloigne de moi avec sa sale moue dédaigneuse ne m'échappe pas lorsque je prend place à côté d'elle mais je garde la tête haute et lui décoche le même regard méprisant qu'elle m'offre depuis plusieurs minutes déjà. Note à moi-même : apprendre le plus vite possible à insuffler la terreur volontairement si tout ceci n'est pas une énorme blague. Cette charmante blonde sera mon premier cobaye.

Je reporte mon attention sur cet étrange homme en costard et l'interroge du regard. Malheureusement le temps des réponses ne semble pas être encore venu puisque, de sa voix de stentor, il demande à la tablée de se servir du potage fumant dans la marmite au centre de la table. Tout le monde s'exécute alors que je les observe, bouche béé, qu'est-ce qu'il peut bien avoir de si extraordinaire pour qu'ils l'écoutent tous ainsi sans qu'aucun ne se plaigne, pas même Senty ou cette pourrie gâté qu'est Cleris ? Meris me fait signe de les imiter, et après une hésitation, je conclus que le meilleur moyen d'obtenir ce que je veux est de me tenir à carreaux, et me sert du plat.
Je porte la cuillère à ma bouche et un goût succulent fait frétiller mes papilles. Soudain, Smith prend la parole et je frémis d'excitation à l'idée de, enfin, ne plus être l'idiote effrontée de service.
" Espra, je dois dire que tu es la première à me donner autant de fil à retordre. J'ai tendance à analyser très vite le comportement et les pensées des sélectionnés mais je dois dire que tu es plus complexe que prévu. ". Un sourire cynique étire mes lèvres mais je le laisse continuer.

" Tu es ici pour une bonne raison : tes pouvoirs font de toi la nouvelle Sélectionnée de la Terreur. Comme tu as pu le constater par toi-même ces derniers jours, tu insuffle ta peur aux autres, la transmet, et bientôt tu pourras contrôler cette faculté. Je ne te donnerai pas toutes les réponses que tu attends aujourd'hui. Mais tu dois savoir que tu sera entraînée, Comme chaque personne autour de cette table, et que tu sera bientôt chargée de transmettre la peur à chaque être vivant sur cette terre. Pourquoi ? Personne ne peut le savoir mais les événements de la vie de chacun de vous ont joué sur l'attribution de votre faculté. Je sais ce que tu dois te dire. Que tu es une personne horrible pour avoir ce rôle mais la peur est l'essence même de la vie.
La peur est une émotion ressentie généralement en présence ou dans la perspective d'un danger ou d'une menace. En d'autres termes, la peur est une conséquence de l'analyse du danger et permet au sujet de le fuir ou de le combattre. De survivre. La peur est très certainement l'une des émotions les plus anciennes du monde animal. Si elle se manifeste de façon parfois spectaculaire, il faut noter cependant que ces manifestations sont, pour des raisons éthiques faciles à comprendre, difficiles voire impossibles à reproduire en laboratoire. La peur quand elle se manifeste, peut éclipser toute émotion déjà ressentie par le sujet. Et c'est ce pourquoi tu dois prendre conscience de ton importance. ".

Ce surplus d'informations me font vaciller un moment. Qu'est-ce que tout cela voulait dire ? Depuis quand des gens, des humains, avaient entre leurs mains les émotions principales et primitives connues de la nature ? Depuis quand les contrôlaient-elles ? Pourquoi moi ? Pourquoi eux ? Qui étaient-ils ? Depuis quand est-ce qu'ils étaient la ? Qui avait mon rôle avant ? Est-ce que quelqu'un se foutait de moi et avait décidé de me faire la plus grosse blague de l'univers ?
Qu'est-ce que c'est que ce foutoir ?

Ma fourchette était retombée avec un claquement dans mon assiette de potage, tirant un cri à ma voisine de table dont la robe fut malencontreusement éclaboussée de sauce brune. Ces piaillements absolument insupportables m'embrouillent l'esprit et je me sens....très mal. Tout se mélange en un fouillis incroyable, les informations se fracassant contre les parois de mon crâne...tout ça, ça n'est pas juste une nouvelle manière de manger des pâtes, mais bien une histoire qui bouleverse toutes mes connaissances, tout ce que je pensait acquis soudain remis en question.      Et cette fichue voix haut perchée qui me lancine les oreilles.

Je me tourne soudain vers Cleris, les yeux noirs. Une rage sourde me brule les entrailles et, brusquement, une immense vague noire explose depuis ma poitrine et vient se fracasser sur Cleris. Immobile, je la fusille du regard, les iris dégoulinants de colère et de frustration. Elle porte les mains à sa gorge, secouée de tremblements alors que son visage perd toutes couleurs et qu'elle hoquète pitoyablement pour tenter de respirer.  Toute trace de malice quitte le visage de Senty, Meris se redresse brusquement, Renard tressaille, et Mr Smith se précipite vers moi, furieux. Je ne m'arrête pas pour autant, prenant un certain plaisir à défouler toute ma haine sur son beau visage écarlate. Alors, elle s'évanouit et on me saisit par les bras pour me tirer violemment en arrière.   Eh bien alors Barbie, ne connaissais-tu pas l'expression " mourir de peur ". Je me suis appliquée à te l'apprendre. On me porte un coup à la tête et tout devient noir.

De nouveau dans ma chambre, j'ouvre les yeux et découvre le visage de chérubin de Meris, perdu dans la contemplation du parquet, les yeux dans le vague, et un verre d'eau dans les mains. Je me redresse jusqu'à ce que mon dos soit appuyé contre le mur, derrière une dizaine de coussins. Ma tête me fait un mal de chien et je me sens étrangement vaseuse. Il se tourne vers moi et me tend le verre sans un mot pour une fois. Je le prend, confuse, et le rapproche de mes lèvres. Dans le liquide transparent, de petits éclats d'or dont j'ignore la provenance.
" Bois, ça te fera du bien. " me presse Meris sans me regarder.
Hâtive de me débarrasser de ce mal de tête, je vide le verre d'une traite et le pose sur le guéridon avant d'observer Meris. J'ai du mal à me l'avouer, mais cet inhabituel silence de sa part me trouble plus que je ne l'aurai imaginé. Il est le seul avec qui j'ai vraiment parlé ici, le seul qui a pris le temps de m'accompagner, de tenter de me rassurer, et le seul pour qui je semble digne de susciter un semblant d'attention. Le brouillard qui m'assaillait se dissipe et avec un soupir de soulagement, je sens le mal de tête disparaître. Meris est toujours assis sur le lit, et je ne daigne toujours pas me regarder.

Je m'extirpe des couvertures et m'approche de lui. Je m'agenouille derrière lui et, hésitante, pose mes doigts sur son bras. Alors que je m'attend à ce qu'il se dégage, il pousse un soupir qui me semble durer une éternité avant de se tourner vers moi. Je suis percutée par la peine brillant dans ses prunelles et ait un mouvement de recul alors que, d'une voix rauque et brisée, il s'adresse à moi : " Qu'est-ce qu'il t'a pris Espra ? Qu'est-ce qu'il t'a pris bon sang ? ".
Je baisse la tête et laisse passer un long silence avant de murmurer :
- Elle...elle n'est pas morte ?...Hein ?
Un petit sourire étire ses lèvres avant qu'il ne s'assombrisse à nouveau.
- Heureusement pour toi que les Sélectionnés sont coriaces, elle n'aurait pas survécu sinon. "
Je reste interdite, encore ébahie par la violence et la rage qui m'avaient prise. La question de Meris tourne en boucle dans ma tête : qu'est ce qu'il m'avait pris ?

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