Flocons

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Le temps passe, comme un flocon qui prend une éternité pour tomber au sol. Je ne le vois pas passer, ce temps qui coule.
La neige, elle, arrive à tâtons à Londres.

Jenine est restée. Nous avions tant de choses à rattraper.

Aujourd'hui, je dois rejoindre Angèle au café.
Au moment où j'ai prononcé son nom hier soir, Jenine a tout de suite parue plus froide.
Jalouse ?

Lorsqu'elle m'accompagne jusqu'au seuil de la porte, elle décide de m'embrasser, d'une façon et d'un goût que je ne lui soupçonnais pas d'avoir jusqu'à maintenant.
Un baiser qui signifiait que j'étais tout à elle et qu'il fallait que je ne l'oublie pas, comme si j'étais capable d'effacer une femme comme ça.

Je sors. Il fait maintenant froid, même si mon trench est très douillet.
J'adore cette période de l'année.
Les couples, leurs cafés brûlants à la main, bras autour de la taille, marchent d'un pas tranquille dans les rues calmes de la ville ; les enfants déjà égayés par l'approche de Noël, des idées de cadeaux pleins la tête et les yeux scintillant de bonheur ; mais surtout, le café de Madame Davis devient un endroit plein de chahut crée par ces gens, l'ambiance plus intime que jamais.
Les gens voient enfin le potentiel de ses fameux chocolats chauds.

Mes pas pressés craquent vivement contre le sol immaculé de blanc. Je regarde mes pieds et réfléchis à tout et n'importe quoi. J'essaie de plonger dans mes souvenirs.

Nous sommes en été, les herbes sèches nous encerclent, le soleil caresse ma peau doucement. Angèle porte une robe bleu pâle, sublime. Adossés l'un à l'autre, le silence parle.
Nous deux, dos à dos, le soleil, on reste des heures comme ça, prêts à avoir des coups de soleil s'il le faut.
Je veux rester dans ce souvenir, nous étions si bien.

Le froid atteint mes côtes et je me mets à trembler. Mes pas s'accélérèrent.

L'affaire n'a pas avancé. Ça m'agace. C'est de ma faute en réalité.
Angèle m'en a pourtant donné quelques nouvelles. Elle est allée chercher le journal chez les Roberts mais m'a attendu pour le lire.
Au début, je lui en ai voulu de ne m'avoir rien dit mais en fin de compte ce n'est pas grave.

Arrivé, je m'assoie l'air le plus tranquille que je puisse et attends.
Plus d'un siècle se passe avant qu'Angèle se vautre prestement en face de moi. 

- Par où commencer... Ah oui. Bonjour, elle ne me laisse pas une seconde pour répondre. Comme vous le savez, je n'ai rien lu sans vous. J'ai si hâte !
Elle sourit de toutes ses dents. On dirait une enfant qui attends le dessert impatiemment.
Silence.
- Ok... Vous me faites la tête ? Qu'est-ce qui ne va pas Daniel ? elle plonge un regard insistant et impatient.

Je me contente de lui sourire. Je ne sais pas ce que j'ai, c'est comme une lassitude qui me prend ces temps-ci, je n'ai pas envie de gâcher du temps, ni de la salive. Je ne vois plus d'intérêt à trop parler.
Mon unique envie est d'aller retourner rêver sous une couverture douillette avec Jenine qui est retournée dormir.

J'aime le silence.
Selon moi, les sourires et les regards, les gestes à peine perceptibles, valent bien plus que les mots.

Je lui prends doucement le journal des mains, comme pour ne pas la brusquer.

- Et si on ne trouvai rien d'intéressant ? Si rien n'expliquait la mort de cette jeune fille ? Cela n'aurait servi à rien. Les parents n'auraient pas de réponses, et nous-mêmes aurions cet échec comme une tâche sur le front. Tout le monde serait alors déçu de moi, vous n'aurez plus assez d'argent pour faire vivre Ann, je ne pourrais pas me marier avec Luc... Silence.
Pourquoi vous ne dîtes rien ? Vous êtes de nature bavarde pourtant.

Le pire c'est qu'Angèle me connait si bien, mais sur ce point vous voyez bien qu'elle a tort.

- Quoi ? Tu vas te marier ? J'ai ignoré le reste de ce qu'elle a pu inventer. On ne serait pas au bord du gouffre si on n'éludait pas cette affaire.
- Et c'est la seule chose que vous trouvez à répondre ? Sérieusement ?
- Félicitations, Angèle. Je suis heureux pour vous. Et, pas mal l'idée du monologue pour me l'annoncer. Mais ce genre d'annonce au travail, c'est déplacé.
- Pardon ?

Ma colonne relève tout mon corps. Mes jambes se dirigent vers la porte. Ma tête ne se retourne pas, ma bouche sort quelques mots polis pour Madame Davis, qui paraît étonnée de me voir partir en laissant en plan Angèle.
Mon esprit voudrait-il rester ?
Je ne sais pas ce qui me prend.

Les effluves de Londres me viennent. Les enfants dehors sont plus heureux que jamais. Des couples se pavanent avec leurs chocolats.
Il neige.
Mon regard se pose sur mes mains, restées crispées sur un livre.
Un journal.

Des flocons tombent autour d'un nom écrit en grosses lettres d'or : Ava.

AvaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant