Lorsqu'Alizée ouvrit les yeux, son regard embrumé se posa sur Djibril : il était endormi et reposait à côté d'elle, à peine recouvert d'un drap bleu qui cachait vainement ses jambes et sa taille; Elle sourit. Une lumière matinale et chaleureuse coulait de la fenêtre sur la peau bronzée du garçon, le baignant maternellement d'un miel mordoré qui lui donnait une aura de prophète. Avec les longs cils noirs barrant l'entrée de son regard et ses lèvres mauves entrouvertes, seule la respiration douce et tranquille qui soulevait régulièrement son torse exhibé le différenciait du soldat troué au côté droit. Elle se prit à savourer l'œuvre d'art qui lui était offerte. Djibril était beau: il avait de Mars les muscles dessinés et de Vénus la chair séduisante, semblait posséder toute la sagesse du monde dans son souffle calme.
Soudain les longs cils noirs connurent un soubresaut, Alizée était impatiente. Quelques secondes se firent attendre, capricieuses, et enfin les portes du temple interdit se soulevèrent, dévoilant le trésor de ses pupilles sombres et profondes. Alizée sourit de ses dents blanches, séparées par le bonheur entre les incisives, nullement effarouchée de s'éveiller aux côtés d'un inconnu.
Elle murmura:
"Salut, toi."
Il sourit à son tour et s'étira avec une lenteur féline, faisant craquer ses os, goûtant à l'atmosphère paresseuse qui régnait dans la chambre. Se redressant et écartant le tissu marine il répondit:
"Salut, toi.
-Bien dormi?
-Mieux que jamais.
-On se fait à manger?
-Je crois que je t'aime."
Elle rit en fermant les yeux et lui donna un coup dans l'épaule, pour la forme. Il sourit et sortit du lit avec la tranquillité des insouciants, se surprenant lui-même à goûter avec plaisir à son réveil auprès d'une étrangère. Enfilant son jean qui vagabondait sur le sol, évoquant vestige d'un tendre champ de bataille, il prit le temps d'apprécier la pièce dans laquelle il avait passé la nuit. Le lit n'en était pas vraiment un: sans sommier, il se résumait à un grand matelas recouvert de draps et d'oreillers posé à même le plancher et conférait à la chambre une sorte de charme canaille et insolent. Ici et là s'amoncelaient des piles de disques et de magazines colorés abandonnés par terre parce que n'ayant nulle autre place où être rangés. Une armoire de chêne s'élevait à sa gauche comme un grand arbre, chatouillant le plafond incliné et répandant dans la chambre une douce odeur de bois ancien. Les murs au papier peint blanc étaient recouverts d'affiches de films qu'il ne connaissait pas, éclairées seulement par le vasistas qui nimbait la pièce d'une lumière solaire.
Pendant qu'elle s'habillait, il s'approcha d'un enchevêtrement de vinyles aux pochettes cartonnées abîmées.
"Je peux regarder?"
Elle acquiesça distraitement, occupée à soulever un peu au hasard les vêtements qui traînaient au sol, à la recherche d'un choix satisfaisant.
Alors qu'elle se décidait avec un enthousiasme tout relatif pour une robe au tissu pivoine, Djibril s'assit en tailleur et s'intéressa aux disques avec la délicatesse qui lui était propre.
"Tu aimes le jazz?
-J'adore, c'est mon père qui me faisait écouter quand j'étais gosse.
-Où est-il?
-Qui ça, mon père ?
Il hocha la tête et elle secoua la sienne en cherchant des doigts la fermeture qui se cachait dans son dos:
« Ma mère l'a flanqué à la porte quand j'étais plus jeune. Elle refusait d'entretenir un tir-au-flanc et elle..aide-moi tu veux ? » Djibril se leva, posa une main sur la taille fine de la jeune fille alors qu'elle dégageait les boucles blondes qui paraient son dos d'un chapelet d'or tissé. Ses cheveux lui évoquaient le lit d'une rivière de nacre dont le flot sirupeux se fait si lent et tranquille qu'il en semble soudain immobile, il aurait voulu y boire. Il remonta avec prudence la fermeture jusqu'au bas de sa nuque pâle, adorable vase d'ivoire sur lequel il déposa un baiser irrépressible qui la fit frissonner. Elle rit et continua:
"Et elle n'avait besoin de personne pour subvenir à ses besoins.
-Il ne te manque pas?
-Pas vraiment, nous n'avons jamais été très proche et j'ai toujours méprisé la manière dont il rendait ma mère malheureuse."
Djibril hocha la tête en silence, se gardant bien d'exprimer un jugement. Alizée se retourna et passa une main affectueuse dans ses cheveux bruns.
"Et toi? Tes parents?
-Ils sont restés en Tunisie, je viens de là-bas, avec ma petite soeur.
-Pourquoi es-tu parti?
Il haussa les épaules avec un pauvre sourire:
"J'avais envie d'étudier, de voir le monde, de changer d'air.
-Ils te manquent?
-Ma sœur surtout, je l'appelle régulièrement mais elle refuse de me parler, elle m'en veut mais elle est encore jeune. Elle comprendra.
-J'en suis certaine."
Il souriait mais semblait blessé, aussi eût-elle envie de le prendre dans ses bras. Se redressant sur la pointe de ses pieds vernis de rose, Alizée embrassa doucement le métisse et attrapa sa main chaude aux doigts fins pour l'entraîner derrière elle dans la cuisine.C'était une petite pièce confortable dans laquelle cinq personnes n'auraient pu entrer sans se gêner, mais décorée avec goût et une once d'excentricité. Alizée attrapa un paquet de cigarettes ouvert sur la table circulaire en bois et en proposa une à Djibril qui secoua la tête poliment. Elle haussa les épaules et en glissa une dans le coin de ses lèvres qu'elle alluma rapidement, puis ouvrit la fenêtre. Aussitôt elle commença à s'affairer, se penchant par ici et se redressant par là, soufflant un nuage de fumée blanchâtre de temps à autre qui s'épanouissait délicatement en un ballet presque mystique avant de s'envoler par la fenêtre. Djibril, ne voulant pas rester à ne rien faire, se décida à l'aider et bientôt une animation tranquille et bon enfant naquit dans la petite cuisine montpelliéraine. Quand le petit déjeuner fut prêt ils s'assirent tous deux et mangèrent avec appétit, savourant le repas comme le moment, et en sortirent pleinement satisfaits.
La vaisselle terminée ils se trouvèrent un peu désœuvrés et décidèrent de s'allonger sur le canapé du salon. Alizée alluma la télévision par réflexe alors qu'elle s'enfonçait moelleusement dans les bras de Djibril mais ils ne tardèrent pas à baisser le son, se désintéressant de l'écran coloré au profit de leur conversation. Djibril ne pouvait quitter Alizée des yeux, séduit par cette âme qu'il apprivoisait à peine, fasciné par son regard sûr et son sourire décadent. Il la regardait plein d'humilité et de tendresse, une chaleur sublime naissant lentement dans son ventre. Alizée finit par remarquer le changement d'attitude du garçon et l'intensité de son regard. Son sourire s'effaça doucement, elle attrapa la télécommande et éteint le poste sans quitter Djibril des yeux. Ils ne parlaient plus, ne souriaient plus, leur respiration se fit plus rauque, plus profonde, leur regard plus autoritaire. Leur visage se rapprocha naturellement, avec une lenteur et une impatience infinie, et soudain leurs lèvres se touchèrent. Les paupières closes ils se perdirent l'un en l'autre et bientôt il la pressa contre lui avec une rage qui les étourdit.
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Le Cimetière des Éléphants
RomansaComme s'ils s'étaient attendus pour commencer à exister, ces deux là se rencontrent dès les premières pages. Comme si leur vie prenait fin avec les dernières, comme si ce livre n'était qu'un sursaut pour leurs deux âmes étourdies.