Chapitre un : Cher journal, j'aimerai me confier...

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Eleanor partit d'un grand rire, sa tête se renversant en arrière et ses beaux cheveux bouclés partant en cascade dans son dos. Je restais adossé là à bêtement la regarder, rêveur, tandis que ses copines se resserraient autour d'elle pour partager leurs potins.

Je sais, je sais, je suis stupide. Mais Eleanor est magnifique. Et intelligente, et drôle, et populaire. Et aussi, elle me hait.

Pour que vous compreniez bien, je devrais sans doute en dire un peu plus sur moi, et faire un petit retour en arrière. Je m'appelle Etienne Becasset, et depuis que je suis en seconde, je suis amoureux d'Eleanor Duval. Vous la verriez, cette splendide afro-américaine, aux yeux d'un bleu perçant... Un mélange exotique et peu commun, prompt à charmer n'importe qui.

Quant à moi ? Je ne suis pas laid, mais je ne suis pas beau non plus. Mes notes ont toujours été dans la moyenne, et je n'ai jamais été ni sportif, ni artiste, ni humoriste. Je n'avais rien pour moi pour aller séduire la belle, la fantastique Eleanor, mais j'ai tout de même essayé. Je lui ai acheté des fleurs – des roses, je n'avais aucune idée de ce qu'une fille pouvait bien vouloir – je suis allé sonner à sa porte et je lui ai fait une déclaration d'amour, un haïku que j'avais trouvé sur Internet.

Pas de chance pour moi, elle faisait une soirée-pyjama avec ses copines, qui ont toutes assisté à la scène. J'étais certain qu'une fille comme Eleanor, même si elle me rejetait, serait gentille et compréhensive. En réalité, elle fut profondément cruelle. Et depuis, je suis sa victime officielle.

Moi qui pensais que je n'avais pas beaucoup d'amis, mais qu'aux moins ils étaient honnêtes, je fus rapidement déçu : ils m'abandonnèrent tous, s'enfuyant comme s'envolent une bande de moineaux effrayés par un chat. Depuis, personne n'ose plus m'approcher, car quiconque a le malheur de me parler devient aussitôt persona non grata. Et croyez-moi, vous ne voulez pas qu'Eleanor Duval soit votre ennemie.

Mais aujourd'hui je suis en première année de fac, et les vents froids d'octobre semblent balayer les rancunes de lycéens. Maintenant qu'on est des grands, il n'y a plus de petites guerres, de rancunes, d'exclusion, de moqueries, de diffamations, n'est-ce pas ?

Grave erreur.

J'ai eu la malchance de tomber dans la même fac qu'Eleanor, et apparemment trois ans d'acharnement et deux longs mois d'été n'avaient pas affaibli ce mépris total et profond qu'elle me vouait. Parfois, je me dis que je suis un peu sa religion, tant elle est obsédée par moi... Et surtout par la destruction méthodique de ma réputation et de toutes mes chances d'avoir un jour des amis, ou mieux, un copain.

Ouais, un copain. Ou une copine. A vrai dire je suis bisexuel, mais Eleanor m'a définitivement effrayé des lycéennes, des étudiantes, et de la gente féminine d'une manière plus générale.
Mais bon, depuis le temps, je me suis habitué à l'idée d'être seul. Je n'essaye pas de me plaindre, de dire à quel point je suis un pauvre petit bout d'chou. A vrai dire, être seul m'a permis d'avoir du recul sur pas mal de chose, et surtout avoir du temps pour réfléchir. En conséquence, au lycée j'avais un coup d'avance sur quasiment tout le monde – sauf Eleanor. Le reste du temps, je me réfugiais dans les jeux vidéo. Eux au moins ne vous rejettent pas.

Bon, c'est vrai, je suis encore très en colère contre mes pairs, et surtout mes soi-disant amis. Leur hypocrisie m'a frappé de plein fouet, et depuis cette soirée fatidique je la vois partout, sous toutes ses formes. Personne n'y échappe, pas même moi, quand bien même j'essaye de toutes mes forces de surpasser ça. Etre au-dessus des autres, au moins pour ça.

En tout cas, je sais qu'au moins sur ce sujet-là Eleanor ne me bats pas. Elle est sans doute l'incarnation de l'hypocrisie la plus parfaite que j'ai jamais pu voir, avec un mélange de douce subtilité et d'évidente violence.
Je peux vous certifier que même si les garçons – ou les hommes – sont les plus bruts dans leur action de rejets qui va souvent jusqu'à la violence physique, se faire harceler moralement par une femme est pire. Bien pire. Elles ont le charme, l'innocence, la subtilité, et savent exactement comment briser tous les fils d'une toile sociale.

Le Sorcier et la MagicienneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant