1. Merde!

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Je claque le clapet de mon téléphone avec rage. Encore une fois, ma mère a décidé de ne rien avoir à faire de ce que je pouvais penser. J'enfourche mon vélo et fonce vers l'hôpital. Encore une fois. Je pédale à toute vitesse en vociférant pour moi-même entre mes dents. Ma mère a encore oublié de laisser les clés sous le paillasson ! Nous qui n'en avons qu'un jeu, devons nous les partager ! Et voilà que je dois aller les chercher, trente minutes avant mon groupe d'étude sur la peinture du XXIè siècle !

Je soupire en garant mon vieux Peugeot. Puis j'entre dans l'hôpital. Aussitôt, je sens l'atmosphère que je déteste. Un mélange entre le blanc et jaune aveuglant, l'odeur du désinfectant pour les mains, le silence des personnes malades qui fixent les murs, le lino glissant et... un peu de mort, sans doute. Je me frotte les bras pour les réchauffer et fonce vers le bouton de l'ascenseur. Il descend lentement. Quand les portes s'ouvrent, je laisse une vieille dame sortir et m'engouffre dans la cage de fer. Je presse le bouton et profite de l'ascension des 10 étages qui m'attend pour me fixer dans le miroir.

J'envoie valser une mèche de mes cheveux violet-rose dans mon dos et ébouriffe ma frange qui me tombe au dessus des yeux. Je ne m'attarde pas sur mon propre regard. Pas question de regarder mon plus gros complexe. Je lance un regard noir à mes lèvres trop fines et passe violemment les mains sur mes tâches de rousseur comme si je pouvais les effacer. Je descends mon regard sur mon tee-shirt large Spider-Man, mon short et mes tennis toutes défoncées. Je me jette un nouveau regard noir et me détourne pour faire face aux portes qui s'ouvrent.

Aussitôt sortie de l'ascenseur, je m'élance vers les bureaux. Je trouve ma mère au sien, au téléphone. J'entre sans frapper et lance un sourire à sa collègue, Maggy. J'attends bras croisés que ma mère ait terminé sa conversation téléphonique. Elle raccroche, pianote sur son clavier et me sourit :

-Luce !

Je me force à un sourire rapide et la presse :

-Les clés ?

-Elles sont dans mon casier.

Puis elle arrête de me regarder pour reporter son attention sur l'ordinateur. J'attends. Aucune réaction. Je tapote l'écran :

-Maman ? Les clés ?

-Tu me gênes, là, j'ai pas le temps d'aller les chercher.

-Et bien j'y vais !

-Non, tu aurais du badge, tu sais que je n'ai pas le droit de le prêter.

Je lève les yeux au ciel et fixe ma mère, en attente de réponse. Elle continue de pianoter sur son ordi, sans m'adresser un regard. Je me demande quel rendez-vous médical elle peut bien être en train d'enregistrer. Elle rélève les yeux, agacée :

-Bon, Luce, qu'est-ce qu'il y a à la fin ?

-J'ai besoin des clés ! Pour rentrer, et prendre mes affaires ! Pour le groupe d'étude !

-Baisse d'un ton, chuchote-elle en lançant un regard dans le couloir. On est dans un hôpital, je te rappelle.

-Maman, les clés !

-Tu attendras que j'ai fini !

-Mais tu finis dans deux heures !

-Tant pis pour toi.

Je soupire et vais m'asseoir dans la salle d'attente.

Je lance un regard à ma montre : mon groupe vient de commencer. Un nouveau regard. Ils doivent parler des nouvelles œuvres de la semaine. Un soupir. J'essaie de lire un magazine sur les perruques. Ça me semble impossible. Je regarde les infirmières passer, avec leurs patients agés au bras. Je salue ceux que je connais. Nouveau regard à ma montre : ils sont en pleine étude de tableau. C'est officiellement foutu. Je m'enfonce un peu plus dans mon siège. Le service de gériatrie n'a jamais été aussi calme. J'entends le son des touches d'ordinateur de ma mère et de sa collègue. Les secrétaires médicales. Elles ne sont pas les seules du service, mais les seules dans ce couloir. Le téléphone sonne. Elles expliquent avec calme que les rendez-vous ne peuvent pas être avancés. Elles en prennent d'autres. Elles pianotent. Je m'ennuie comme un rat mort.

Quand brusquement, ils arrivent. Ils sont beaux. Quatre jeunes, d'à peu près mon âge. Malades, ça ne fait aucun doute. Je les fixe. Je n'arrive pas à les décrire. Il y a un gars en fauteuil. Il pousse les roues de son siège en se marrant. Il y a une fille. Elle serre un livre contre elle en souriant. Il y a un autre garçon. Il a le teint mat et ne parle pas. Il y a un autre garçon. Il a le visage tâché de plusieurs couleurs, le regard vif. Ils sont beaux.

LuceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant