11. On se sait jamais qui on est vraiment

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J'entre chez moi précipitamment, trempée jusqu'aux os par la pluie. Je largue mon sac dans l'entrée, n'entends pas mes frères et sœurs qui hurlent, et cours me réfugier dans la chambre de la mater. Je prends sa couverture, m'enroule dans son odeur, et fais enfin une pause. Je me fige. Je n'entends et ne sens plus que mon cœur qui bat à toute vitesse. La mater. Elle. Je revois l'hosto, je revois les gens, je revois les Croc's des infirmières. Et brusquement, je fonds dans un torrent de larmes et de sanglots violents.  Je m'allonge, ferme les yeux, et me laisse fondre. La porte ne s'ouvre pas une seule fois. Aucune voix n'est plus audible au rez-de-chaussée. Je m'endors avant de le savoir.

J'émerge dans des draps frais, aucune trace salée le long des joues, une chemise de nuit. Je lève les yeux. La mater est là. Je lui prends la main, presque trop vite. Elle ne sursaute pas, elle se retourne vers moi et sourit. Elle s'assoit sur le tabouret à côté de moi, et me fixe dans les yeux. Je la regarde dans les yeux aussi, j'essaie de me souvenir pourquoi et comment tout est si propre, pourquoi tout était si sale, pourquoi j'ai couru, pourquoi je suis sortie de l'hôpital, pourquoi j'ai quitté les urgences, pourquoi j'ai traversé la cancéro, pourquoi je revenais des soins intensifs. Aussitôt que l'image m'apparaît, j'écarquille les yeux et suis prête à bondir, ma mère amène sa deuxième main sur la première, et me murmure:

-Tu as fait ce qu'il fallait.

Je me sens fondre à nouveau, mais dans des flots salés, sans hachures ou coupures. Je me liquéfie juste, sans émotion. Je redresse la tête et fixe le plafond. Je ferme les yeux et revit la scène.


Gaby et moi sortons de sa chambre. Je lui pousse son fauteuil, il sort de sa ré-éducation post-chimio. Il s'en est bien sorti, on décide de fêter ça avec un chocolat chaud infect de la machine du 3è étage. Quand un lit passe devant nous en vitesse. Je vois un petit corps dedans. Le corps a une tête. Des yeux. Qui s'ouvrent grand. La bouche s'ouvre, plusieurs mots en sortent. Le lit fonce vers l'ascenseur, le médecin et les trois infirmiers s'y engouffrent. Le corps hurle. Un infirmier me regarde, m'attrape le bras, m'arrache au fauteuil, m'engouffre dans l'ascenseur. Une minuscule main gelée m'attrape. Mes sens redeviennent fonctionnels d'un coup. Le bruit des moniteurs, le médecin qui ordonne au petit corps de tenir, et surtout, les cris pleins d'espoir du petit corps:

-Maman! Je savais que tu reviendrais!

Et le médecin:

-Oui, Steve, elle est là, avec toi.

Et moi, qui ne sait plus où j'en suis, et qui ne comprends plus. Et qui m'entends dire:

-Je suis là mon chéri, je reste.

Et de voir le petit corps sourire.


Ensuite, je me souviens du bruit. Je me souviens que tout le monde bougeait dans les soins intensifs. Mais Steve ne fixait que moi. Il ne se souciait pas de mourir. Il me regardait. Je le regardais, et j'essayais de paraître rassurante. Steve m'a murmuré:

-Pourquoi tu es partie?

J'ai essayé d'avoir l'air naturelle. J'ai essayé s'oublier que mes prochains mots seraient ceux d'une mère indigne, revenant après des mois pour la mort de son fils malade.

-J'étais toujours là, mon amour.

Je l'embrasse sur le front. Il me serre la main:

-Tu vas rester?

-Oui, oui, mon chéri.

Un médecin lui met un masque. Il continue de me regarder. Je lui tiens la main, à l'écart du passage, juste là pour qu'il soit calme. Il me regarde, serre ma main. Puis ses yeux roulent sous ses paupières, sa main se détend, les moniteurs hurlent, les médecins amènent tout un tas de trucs pour le maintenir en vie, je serre sa main, les infirmières amènent des chariots,  rien ne se passe d'autre, les moniteurs ne se calment pas, et d'un coup, c'est l'accalmie. Tout le monde se redresse et fixe le petit corps. On reste là, à ne pas se dire quoi que ce soit. Puis un médecin dit:

-Heure du décès, 16h 38.

Je m'arrache à ma transe. Je tiens la main de Steve. Il est mort. Tout va mourir. Un infirmier pose sa main sur mon épaule:

-C'est très courageux, ce que tu as fait.

Je m'arrache à sa main, je m'arrache à Steve, je cours, je vais le plus loin possible de tout, je cours sans me soucier des gens qui me disent d'arrêter, je revois les yeux de Steve. Quand j'arrive sous la pluie, ma tête se martèle dans le silence dix mots, qui se répercutent contre ma paroi crânienne Steve est mort aujourd'hui, et tu lui tenais la main.

LuceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant