10. L'enfer est vide, tous les démons sont ici

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Un cri déchirant. Gaby ferme les yeux. Je ne sais si je dois lui prendre la main. Il sert ses paupières, il se retient de crier, de penser ou de pleurer. Dios pose sa main sur son épaule. Le petit couloir sinistre nous regarde en ricanant. Fleur. Fleur. Fleur.


Nous commençons par le silence. Puis la colère. Continuons sur les compliments. On termine par les pleurs. Fleur. Fleur est sur son lit, son livre sur les grandes écoles de danse dans les mains. Les jointures de ses doigts sont blanches. Elle sert le livre, très fort. Les grandes écoles de danse. Fleur veut devenir danseuse. Mais elle prend beaucoup de poids, très vite. Alors qu'est-ce qu'elle fait, comme toutes les gamines qui veulent être des princesses? Elle ne mange pas. Aujourd'hui, c'était son examen de contrôle. Si elle a le bon poids, elle peut sortir. Si elle se remet à manger normalement, elle pourra danser à nouveau. Mais Fleur n'a pas atteint son poids. Parce que Fleur ne mange pas. Parce que Fleur a peur de manger, maintenant.


Un livre sur les grandes écoles de danse vole à travers la pièce. Une silhouette squelettique se lève et crie. Puis frappe les murs. Une grande silhouette brune lui prend les poignets. Et les deux silhouettes se fondent en une seule, faite de chagrin, de malheur, et d'un peu de beauté.


*****

Nous nous regardons dans le blanc des yeux. Merde. Merde. La porte de la chambre est fermée. Nous frappons de toutes nos forces. Fleur et Gaby se lancent un regard. Elle pose ses mains sur les poignées du fauteuil et ils foncent tous les deux vers le couloir. Gaël commence à frapper la porte de toutes ses forces. Je donne des coups de pieds. Gaël m'arrête:

-Attends!

Il pose sa main sur la porte, crie:

-Un, deux, trois!

Puis il écrase son épaule contre la porte. Et il recommence. Au bout d'un moment, je l'imite. Nous comptons ensemble, écrasons nos épaules en même temps. Je finis par faire le décompte toute seule. Gaël appelle Dios. Il écrase son épaule contre la porte, et crie. Il appelle Dios. De toutes ses forces. La même espérance nous gagne tous: on espère qu'il n'est pas trop tard. L'infirmière Vavache, suivie de Fleur et Gaby, arrive. Elle nous écarte, donne deux gros coups d'épaules dans la porte, qui cède. Le tableau qui nous attend est toujours le même. J'ai vu Gaël le dessiner des milliards de fois. On le connaît bien, et pourtant, le voir en vrai, c'est choquant. Horrible. C'est la première fois, pour moi. Pas pour les autres. La chambre, blanche, vide. Non, pas vide. Il y a quelqu'un. Ce quelqu'un est jeté sur un lit. Il a les mains sur le ventre. Il est tranquille. On pourrait croire qu'il dort. Mais il y a quelque chose qui dérange. Un détail, ou une atmosphère. Quelque chose qui donne envie de faire des cauchemars. Qui fait que les dessins de Gaël sont sombres. Je regarde les mains, les boucles brunes, le visage, la tenue blanche, blanche, tout est blanc, pourquoi blanc, le tube de somnifères, pourquoi blanc, le soleil m'arrache la rétine, merde, pourquoi blanc, pourquoi blanc. Ça tourne, ça tourne, le blanc, le noir, pourquoi que deux couleurs, pourquoi, pourquoi, Dios, non, non, non, non, le blanc, pourquoi, pourquoi, Dios, Dios non. Je sombre.

*****

Je précipite la bassine sous le nez de Gaby. Il rend ses médicaments. Il attend, quelques secondes. Puis il attrape un tube sur la table de chevet et prend deux pilules. Il s'allonge ensuite dans ses couvertures. Son visage est blanc, il ne l'a jamais autant été. Je pose la bassine à terre. Fleur lui prend la main. Dios, dans le fond de la pièce, comme à son habitude, ne dit rien. Il se contente d'observer le tableau, l'air grave sur ses traits durs. Gaël griffonne sur son carnet. Personne ne l'interrompt. Ça pourrait être mal vu. Je veux dire, dessiner quelqu'un qui vomit ses tripes, ça devrait révolter. Mais on le laisse faire. Parce qu'aussi humiliante que soit la situation, personne ne jugera. Parce que dessiner un vivant, même en mauvais état, c'est mieux que de dessiner un mort. Et parce que la transition peut parvenir à tout moment. Je caresse son bras de pouce. Dans un étrange mouvement, mais ses muscles se détendent sous mes doigts. Nous restons là. Le seul son qu'on perçoit est celui du crayon de Gaël sur le papier. Fleur a pris la main de Gaby avec les siennes. Elle a le regard inquiet, stressé. Elle n'a pas beaucoup dormi cette nuit encore. Dios reste impassible. Quand brusquement, Gaby se contracte. Son corps tout entier est pris d'un spasme, ses mains nous échappent. L'écran hurle, nous sommes horrifiés. Vavache arrive, nous colle dehors. Dès que nous passons la porte de l'hôpital vers le parc, Fleur éclate en sanglots. Je la prends dans mes bras. Dios lui attrape fermement la main dans un geste de soutient amical qui lui est peu familier. Nous restons comme ça. Parce que même pour les démons, l'enfer est parfois trop dur à affronter.

*****

-Gaël?

Je toque à la porte de sa chambre. Le petit squelette prénommé Steve me fixe de ses yeux vitreux:

-Maman?

-Non, c'est Luce. Tu as vu Gaël?

Silence de Steve. Il est plutôt silencieux. Je décide d'attendre sur le lit de Gaël. Steve se tait. Il me fixe. Je ne lui souris pas. C'est inutile, avec lui. Il faut attendre qu'il parle, puis lui répondre. Lui poser des questions ne sert à rien, tenter de plaisanter... Il est en sorte de pré-phase légume.

-Tu as vu maman, aujourd'hui?

-Non.

-Et hier?

-Non.

Silence de Steve.

-Elle ne reviendra pas, hein?

Je me tais. Non, Steve, elle ne reviendra pas. Jamais. Parce qu'elle a fuit loin. L'hôpital en parle tout bas. Steve a été hospitalisé il y a quelques mois. Et sa mère, elle ne vient jamais. Elle haït la maladie, l'hôpital. Et elle n'aime pas assez son fils. Son père vient tous les jours. Il lui prend la main, lui parle. Il dépense toute sa paye en jouets. Mais Steve ne le remercie pas, ne montre pas de quelconque manière qu'il est heureux qu'il vienne. Il se contente de lui demander où est sa mère, dans toute l'ingratitude ignorante d'un enfant malade.

-Hein?

Je me mords ma lèvre. Gaël entre, et me sauve par la même occasion. Je me tourne vers lui. Son bloc à la main, il ne me regarde pas. Il fixe un point, droit devant lui. Je remarque une grosse enveloppe craft qui dépasse de son bloc de croquis. Je me lève, prends doucement l'enveloppe. Gaël n'a toujours pas bougé. J'ouvre. Des résultats d'analyse. Mauvais signe. Je parcours la feuille du regard.

-Génétique.

Gaël lâche son bloc de croquis. Le son le fait sursauter. Il semble sortir de sa transe. Il me regarde enfin. Ses yeux. Ses yeux verts. Un regard perçant. Je vois des larmes commencer à perler ses yeux. Il les ferme lentement, une larme coule sur sa joue. Je pose ma main sur sa joue. On reste comme ça. Quelques instants. J'essuie sa larme du pouce. Il ouvre lentement les yeux, me fixe. Puis il parle. Les paroles n'ont aucun sens, c'est juste un flot régulier de sons. Maladie. Génétique. Poumons. Ne pourra jamais vivre normalement. Ça revient souvent. Gaël doit rester à l'hôpital. Quand le flot est fini, Gaël ramasse juste son bloc, tourne les talons et s'en va dans le couloir. Me laissant idiote devant l'encadrement de la porte. Un long silence. Rompu par Steve.

-Tu as vu ma maman?

LuceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant