Chapitre 3 : Allégresse

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Cécilia

C'est après cette interminable ligne droite que je retrouvai ma fontaine.

La première fois que j'y étais allée, j'avais voulu la toucher. Partout. Ma mère m'avait expliqué comment une fontaine était faite, mais j'avais voulu le découvrir par moi-même.

Alors j'avais enlevé mes chaussures, j'étais entrée dans l'eau et j'avais fait glisser mes doigts sur les rugosités de la pierre taillée. J'avais compris qu'il s'agissait de petits personnages dodus, joufflus, sûrement des bébés. Mais en explorant encore plus, j'avais compris que quelque chose était accroché dans leurs dos. On m'avait dit que c'était des ailes. S'ensuivit alors une soirée passionnante passée à parler d'anges avec ma mère. « Tu es mon ange » m'avait-elle dit.

Depuis, ces derniers m'ont toujours intriguée. Pourquoi sont-ils gravés au centre de cette fontaine ? Pourquoi ont-ils des ailes et une morphologie de bambin ? Ces questions sont restées sans réponse pendant des années, mais c'était mieux ainsi. J'aimais ce voile de mystère qui enveloppait les petits anges. Je m'étais fait une image mentale de leurs positions, de leurs différences. Il y en avait cinq au total. Je chérissais ces êtres infantiles depuis bien longtemps, ainsi que l'eau qui sortait de leurs bouches et qui retombait dans le bassin.

Je m'assis au bord, comme à mon habitude. Je me demandais si cet endroit n'était pas usé par le temps.

Je fermai les yeux – ce qui, ironiquement, ne changeait pas grand-chose – et plongeai ma main dans l'eau. Le puissant murmure du liquide fredonnait dans mes oreilles. Je ressentais un écoulement creux, distinct, clair. J'entendais chaque choc sur l'eau stagnante du bassin, chaque réverbération qui résonnait en moi comme un instrument. Comme les notes d'un piano.

L'eau caressait ma main, l'enrobait, l'enrôlait. Son toucher m'était si agréable qu'il me détendait comme rien ni personne. Je m'abandonnais à cette sensation d'allégresse. Rien ne m'importait plus que ma main sur l'eau et cette mélodie dans mes oreilles. J'esquissais un sourire béat.

J'ouvrai enfin les yeux. Je devais faire attention de ne pas trop me laisser aller, au risque de ne pas voir le temps passer...

Mes yeux étaient ouverts, mais je ne voyais rien. Paradoxal non ? Et franchement, à quoi bon avoir des globes oculaires s'ils étaient inutiles ? La génétique en avait décidé ainsi : une anomalie qui a touché mes deux nerfs optiques. Je ne l'ai pas inventé, c'est ma mère qui me l'a dit. A l'époque, haute de mes un mètre quarante, je l'avais crue ; et de toute façon, je n'avais pas à protester. C'était ainsi. J'avais toujours été aveugle et je le serai toujours. Pas le moindre souvenir visuel ne m'était revenu pendant toutes ces années, dix-neuf pour être précise. Tout ce que j'avais toujours vu, c'était le noir complet. Le vide absolu.

Je n'avais pas eu de mal à l'accepter, pas comme ceux qui deviennent aveugles progressivement. J'avais appris à vivre sans ce sens, qui est pour certains le plus important de tous. Je ne suis pas de leur avis. Les autres sens sont très utiles, et les miens sont plutôt développés. Mon ouïe était très fine mais le sens qui m'était le plus précieux, c'était le toucher.

Je ressentais les choses, je les effleurais et je parvenais à me faire une image mentale de tout objet. On m'avait dit que les statues étaient couleur argile. Je me fichais éperdument de leur « couleur », vu que je ne savais même pas ce que c'était. Quand ma mère me parlait de couleur, je ne comprenais pas. C'est comme demander à un enfant de s'imaginer le croassement d'un corbeau alors qu'il ne sait même pas ce qu'est un corbeau.

Ce qui m'intéressait, c'était la texture de ces statues. Cela en devenait presque une obsession : toucher tout ce qui pouvait être touché.

Et ce que je préférais plus que tout était l'eau. J'ai toujours adoré cette sensation. J'étais tentée de replonger ma main dedans, mais je devais y aller. Alors je me levai à contrecœur et me dirigeai à nouveau vers le bar.

Le vent fouetta soudain mon visage et ma capuche se souleva pour retomber dans mon dos. Ma cape claquait contre mon corps et les rafales mordirent mon visage. Je mis vingt bonnes secondes à réussir à remettre mon masque, les mains tremblantes, au risque de trop me découvrir et d'attirer l'attention. Ma mère m'avait toujours dit de cacher mes yeux à la vue de tous.

J'écoutais tout, en permanence. Les conversations autour de moi perdirent en intensité. Beaucoup chuchotaient.

Je ne savais pas pourquoi, mais j'avais l'impression d'avoir fait peur à la foule qui m'entourait. Serrant les bords de ma capuche de toutes mes forces, cachant exagérément mon visage, je me mis à courir vers le bar. Curieusement, je ne bousculais personne...sûrement parce que tout le monde s'écartait de mon chemin. Ils devaient se dire que j'étais quelqu'un d'étrange, une exception qui les mettait mal à l'aise.

Haletante, je faisais de plus grands pas. Je remettais frénétiquement ma cape en place, j'écartai une mèche de cheveux d'un geste brusque. Le souffle court, je perdis le compte des pas restants jusqu'au bar. Mais le feu accusateur qui me consumait me poussa à maintenir mon allure.

Étrangement, j'étais pressée de retrouver mon père et ma mère et même ce bar complètement pourri. Le monde extérieur était différent. Les gens étaient différents. Ou bien était-ce moi qui l'était ? Mon père était à la fois mon bourreau et mon protecteur. Ma mère, mon unique confidente. Eux seuls prenaient la peine de s'inquiéter pour moi. Ceux de l'extérieur ne semblaient pas m'accepter telle que j'étais, contrairement à mes parents.

La merveilleuse rencontre de mon crâne avec la porte en bois du bar mit fin à mes réflexions. Massant mon front douloureux, j'entrai.

AveugleWhere stories live. Discover now