Alban
«Mathématiques». Le mot inscrit à la craie sur cet immense tableau noir avait des lettres biscornues – le professeur ne s'étant sûrement pas encore habitué à ce support. Je soufflai. Il était clair que ce n'était pas mon cours préféré, mais même en école militaire il fallait passer par là.
Il faisait chaud, le soleil enflammait le côté gauche de mon corps depuis de longues minutes, alors je me décalai le plus possible contre la fenêtre fraîche comme l'eau d'une fontaine. Je collais même ma main dessus pour en aspirer tout le froid acerbe.
Notre professeur, un grand barbu avec une bedaine qui poussait les boutons de sa chemise au paroxysme de leur résistance, remonta ses lunettes comme le voulait sa mimique habituelle.
— Un peu de silence, je vous prie, demanda-t-il poliment.
Les légers chuchotements de début d'heure cessèrent et le professeur eut tout l'attention du petit comité de jeunes hommes. Il toussa grassement et prit une craie blanche aussi longue que mon doigt. Il sourit, comme impressionné par cette nouvelle invention, et se tourna vers le tableau, tandis que ma tête se tourna vers l'extérieur. Je posai mon regard sur les coins sales de la vitre et commençai à gratter la crasse avec mes ongles. De mon autre main, je tenais mon menton et mon crâne si lourd.
Dieu ce que je préférais les cours de théorie de la guerre, d'ordonnance militaire ou d'escrime. Toutes ces connaissances, ces recherches, ces innovations que d'autres hommes avaient imaginées avant nous ; je trouvais ça fascinant. Je buvais les paroles des professeurs.
Mais en attendant, les mathématiques. Je regardai les autres garçons de ma classe : certains étaient comme fascinés par toutes les équations au tableau, d'autres ne devaient sûrement rien comprendre vu leur tête et d'autres encore... tentaient de rester éveillés. L'astre brûlant éclairait le dos de chacun, provoquant parfois des soupirs lourds de sens chez mes camarades.
Je portai à nouveau mon attention sur la fenêtre, mais cette fois à travers. Les habitants passaient nonchalamment, vaquant à leurs occupations, marchant et trébuchant parfois sur les pavés gris et humides depuis la pluie de la veille. Le sol, par endroits, reflétait le soleil comme un miroir. Les marchands s'avançaient de quelques pas pour attirer de potentiels clients, un grand sourire – aussi futile que ces équations de mathématiques– collé au visage. Des femmes vêtues de longs drapés s'intéressaient à la marchandise, sortaient leurs paniers d'osiers ou leur sac de toile pour y empiler des carottes, des aubergines ou des tomates. Puis elles donnaient quelques francs et s'en allaient tels des cygnes fiers, paradant avec leurs achats. Des hommes se saluaient en baissant leurs chapeaux, d'autres se reconnaissaient et s'enlaçaient amicalement ; des gosses traînaient près des bouches d'égouts, cherchant je ne sais quelle bestiole intéressante à leurs yeux et certains se couraient après comme des chiots surexcités.
Les étals de marchés s'agglutinaient sur cette route irrégulière depuis des années. Et chaque année, il y en avait plus encore. Des fruits et légumes donnaient des notes colorées à ce paysage terne et mouillé, des tissus de qualité importés d'on ne sait où flamboyaient et incitaient les gens à s'approcher, des babioles, des bijoux et des objets exotiques jonchaient les tables pêle-mêle... Il y avait de tout dans La Rue du Marché. Mais ceux qui la faisaient vivre, c'était les habitants de Paris.
Je grattai mon nez et ébouriffai les cheveux ondulés qui chatouillaient ma nuque. Voir tout le temps la même chose, c'était fatiguant à la longue. Alors je cherchais quelque chose de divertissant, d'anormal si je puis dire, dans ce capharnaüm incessant et morne à la fois.
Un peu plus loin dans la rue, les gens s'écartaient sur le passage de quelqu'un comme un banc de milliers de poissons s'éloignait de prédateurs. La fenêtre étant entrouverte, je pus entendre des éclats de voix surpris et un léger brouhaha couvrit cette partie de la rue. Je plissai les paupières pour discerner la personne causant cette panique générale...
— Alban, veuillez prêter attention à mes dires ! s'exclama soudain le professeur.
Sa soudaine élévation de voix me fit presque sursauter sur ma chaise en bois. Je m'excusai et me retournai vers le tableau ; ses lunettes réfléchirent la lumière du soleil et m'aveuglèrent l'espace de quelques secondes. Il continua tranquillement son cours alors que je triturai mes doigts d'impatience. Son corps imposant se retournait de temps en temps pour me scruter.
Je profitai d'une occasion pour découvrir le ou la responsable de cet affolement : une jeune femme marchant vite, de façon presque affolée, bousculait tout le monde sans que ça la dérange. Elle fusait à travers la foule, remontant la rue du marché comme si quelqu'un la poursuivait. Quand elle arriva au niveau du bâtiment de l'école, je pus mieux voir. Mais ce que je vis ne me plut pas.
Elle portait une capuche de jute qui se terminait en une longue cape foncée. C'était elle. Ce seul élément me permit de la reconnaître. Mais qu'est-ce qu'elle faisait là !? Mon cœur fit un sursaut et j'enfonçais mes ongles dans mes paumes. Mes yeux étaient comme happés par son image, sa démarche maladroite, ses gestes nerveux et brusques que je connaissais si bien. Elle ne s'excusait pas et les gens râlaient sur cette petite malvenue qui dérangeait leur insignifiant quotidien.
J'hésitais à croire ce que je voyais, mais il n'y avait qu'une seule personne dans cette ville qui pouvait se comporter comme ça. Mais cela paraissait si improbable de la voir ici... Jamais elle ne s'était tant éloignée. Je ne pouvais pas quitter le cours avant la fin et cela me rendait fou. Il fallait absolument que je sorte.
Mes yeux exorbités filaient du tableau noir à la rue, de la rue au tableau noir... je n'en pouvais plus. A l'extérieur, des hommes de la garde nationale commençaient à s'interroger. Engoncés dans leurs vestes bleues ornées d'épaulettes, leurs pantalons blancs à liseré et buffleterie et leurs bonnets à poils, ils serraient leurs armes contre leur torse tout en se regardant les uns les autres.
Soudain, la fille fonça brusquement dans un étal, ce qui provoqua un grand fracas et des hurlements de panique. Les divers objets du marchand horrifié roulèrent sur les pavés, se couvrant de crasse brunâtre et d'eau sale. Toute la marchandise se fit la malle à travers la rue, obligeant les passants à faire des détours et à esquiver tout cet amas du mieux qu'ils le pouvaient. Certains essayaient même d'en ramasser pour aider le marchand, d'autres ne se gênèrent pas à voler ce qui passait à leurs pieds. L'homme, hors de lui, battait des bras frénétiquement dans la direction de la jeune fille comme un pantin désarticulé. Sa marchandise était ruinée, il pouvait repartir chez lui.
La silhouette de la fautive était à présent recroquevillée, mais elle continuait à avancer discrètement à travers la foule.
— Gardes, gardes ! beugla le marchand fou de rage. Cette petite salope a volé ma marchandise ! Honte à elle, rattrapez-la au plus vite !
Lesdits gardes commencèrent à se rassembler pour aider le vieil homme et d'autres partirent à la poursuite de la fille.
Je dû pencher un peu la tête pour apercevoir un début de course-poursuite au fond de la rue. Hé merde ! fulminai-je intérieurement. Elle n'avait absolument rien volé. Elle avait malencontreusement tout renversé, rien de plus. J'avais tout vu. Mes yeux se posèrent sur un garde en particulier : Louis Dorian. Ce n'était pas n'importe quel garde, c'était le capitaine. Un homme très à cheval sur les principes et la loyauté, un garde dur et ayant très peu de pitié. Je l'ai rencontré à l'école militaire, un jour qu'il venait nous exposer son métier. Elle n'arrivera jamais à le berner. Je devais l'aider.
Mais je ne lui ai jamais parlé... et pourtant, au fond de moi, je ressentais le devoir de l'aider à tout prix. Elle était innocente, voilà tout.
— ALBAN !!
Mon cœur fit un bond.
— Oui Monsieur... articulai-je malgré ma surprise.
— C'est votre dernier avertissement ! Après, c'est la colle !
Je me rassis lentement en baissant les yeux. Je scrutai discrètement l'horloge dans le coin de la pièce. Encore quelques minutes. Il n'y avait plus rien à voir dehors. Je devais prendre mon mal en patience. Où a-t-elle pu bien aller ? A-t-elle bifurqué à droite ou à gauche au fond de cette rue ?
J'enserrai ma tête entre mes doigts crispés et je fixai le tableau, sans vraiment lire ce qui était écrit. Tout était flou. Mes paupières étaient lourdes...
L'alarme sonna. En deux temps trois mouvements, j'avais rangé mes affaires dans mon sac et ma chaise était remise en place. Quelques secondes plus tard, je n'étais déjà plus dans la pièce.
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Aveugle
General Fiction- Réflexion personnelle - : "Ecrire un roman du point de VUE d'une aveugle ? Pourquoi pas..." Cécilia est née aveugle et cela ne l'a jamais dérangée. Jusqu'au jour où son corps change. Ayant l'incapacité de voir sa propre enveloppe charnelle, elle n...