J'étais étendue sur le ventre en travers de mon lit et relisais mes cours d'économie lorsqu'on frappa à ma porte. Je répondis vaguement avant de lever la tête de mes études.
La porte s'ouvrit sur Kieran. Il portait un de ses fameux tee-shirts noirs et un jean. Ses cheveux bruns étaient coiffés en arrière de sorte que le bleu de ses yeux était très visible.
— Amos est occupé, je vais t'emmener à ton cours de Krav Maga, déclara-t-il devant mon air interrogatif.
— D'accord, répondis-je en rangeant mes cours, que fait-il ?
— Qui ça ? demanda-t-il.
Je fronçai les sourcils.
— Papa, dis-je.
— Ah... Il s'occupe d'un homme qui aurait dévoilé des informations confidentielles au sujet de sa compagnie, je crois...
— Tu crois ? m'enquis-je d'un ton suspicieux.
— Il ne veut pas que je t'en parle, avoua Kieran avec un haussement d'épaules.
Je levai les yeux au ciel et, après que j'eus attrapé mes affaires de sport, nous quittâmes ma chambre. Nous traversâmes les couloirs du manoir en silence. Il avait toujours existé cette gêne entre Kieran et moi. C'était un sentiment que je n'avais jamais éprouvé avec aucun autre de mes frères et qui me mettait particulièrement mal à l'aise. J'étais sûre que cette sensation provenait du fait que Kieran était toujours d'un calme olympien. Je pouvais gérer la colère et la violence mais calme et patience étaient alors des mots qui ne faisaient pas partie de mon vocabulaire.
Alors que nous traversions la cour et nous apprêtions à franchir le portail qui marquait l'entrée de notre demeure, des cris et des bruits de pas se firent entendre derrière nous. Kieran fit volteface à une vitesse impressionnante et analysa la situation en une fraction de seconde. Un homme courait vers nous. Il était immense et je pouvais voir ses muscles rouler sous sa peau tannée malgré le sang séché dont il était recouvert. Mais le plus important : il était armé.
Lorsque l'homme remarqua la présence de Kieran, il était trop tard – pour l'éviter comme pour l'affronter. Le fugitif se prit un violent coup de pied dans les jambes. Il trébucha et son arme tomba de ses mains pour glisser jusqu'à moi. Kieran et l'inconnu entamèrent un combat au corps à corps avec une fulgurante rapidité. Je n'avais pas encore compris tout ce qui se passait que les deux hommes se frappaient déjà violemment. Je ramassai l'arme qui se trouvait à mes pieds sans vraiment savoir quoi en faire. Kieran se battait avec beaucoup de force et de rigueur mais il semblait avoir moins d'expérience que son adversaire qui prenait l'avantage. Et les gardes n'étaient pas encore arrivés.
J'étais perdue. Je ne savais pas quoi faire. Surtout que l'homme venait de bloquer mon frère au sol et le rouait de coup. S'il ne cessait pas rapidement, Kieran ne survivrait pas.
A cette révélation, mes mains se resserrèrent sur le revolver. Une sensation à la fois glaciale et brûlante envahit tout mon corps. Une rage se réveillait peu à peu en moi. Une rage qui apparaissait parfois sans que je puisse la contrôler. Une rage destructrice dont il m'était impossible de me débarrasser. Je levai avec lenteur l'arme, jusqu'à ce qu'elle se trouve dirigée vers ma cible.
— Arrêtez ! M'écriai en chargeant le pistolet pour qu'il entende le bruit résonner et qu'il se fige.
Mais au lieu de cela, il tourna vers moi un regard amusé. Il y avait aussi cette autre lueur dans ses yeux. Une lueur que je connaissais pour l'avoir déjà vu dans le regard de certains hommes ou de quelques rares camarades de classe. Une lueur qui donnait toujours cette impression que son porteur se considérait comme supérieur. Une sorte de condescendance dirigée envers un seul type de personne. Un seul sexe.
Alors, les battements de mon cœur s'accélérèrent dans ma poitrine et je me mis à réfléchir à une décision à toute vitesse. Il ne me prenait pas au sérieux. Il fallait que je l'éloigne de Kieran avant qu'il ne le... Le bruit éclatant qui résonna soudainement dans la cour interrompit brusquement le courant de mes pensées.
L'homme s'effondra au sol, mort. Je regardai autour de moi, à la recherche du garde qui avait sauvé mon frère mais ne trouvai personne.
En baissant les yeux vers mes mains qui tenaient le revolver, je vis qu'elles tremblaient et que du canon s'échappait un peu de fumée. Mon regard se posa sur le corps de l'homme. Mon cerveau était incapable de faire le lien entre l'arme et le corps, comme si un verrou de sécurité s'était refermé afin de m'empêcher d'accéder à la vérité. Kieran, quelques mètres plus loin, essayait de se relever avec difficultés. Il avait le visage et les poings en sang et couverts d'ecchymose.
Je ne me vis pas marcher avec hésitation et m'agenouiller à côté du corps sans vie. Je ne me vis pas non plus faire glisser mes doigts sur le trou ensanglanté qui traversait le torse de l'homme.
Lorsque je relevai les yeux – je n'aurais su dire si le temps qui s'était écoulé se mesurait en minutes ou en heures – je remarquai enfin les nombreux regards fixés sur moi, patients. La manière dont tous étaient positionnés autour de moi avec quelque chose de presque rituel.
Et parmi cette quantité de regards inconnus, un seul m'importait. Un regard brûlant d'une flamme qui me paraissait alors éternelle. Celui d'un père. Lorsque mes yeux se plongèrent dans les siens, tout mon corps fut parcouru par un intense frisson, une sensation indescriptible. Je m'apaisai soudain. Rien n'importait plus alors que le regard que cet homme portait sur moi et ce que j'y lisais. Et j'y lisais de l'amour. Un amour inconditionnel. Je venais de tuer un homme, mais je savais que tout se passerait bien. J'aurais pu en tuer cent, il n'aurait pas cessé de m'aimer.
— Va te laver, Bérénice, je vais t'emmener à ton cours, déclara Amos après ce qui ressembla à une éternité de silence.
J'obéis et me relevai. Des gouttes de sang dégouttèrent le long de mes doigts avant d'aller s'écraser sur le pavé de la cour dans un bruit sourd.
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Le sang n'est rien
Short StoryBérénice n'aurait jamais remis en question l'éducation qu'elle avait reçue de l'homme qui l'avait sauvée. L'homme qui lui avait offert foyer et famille alors qu'elle avait à peine de quoi survivre. Mais Bérénice n'est plus. La femme étendue sur ce l...