Chapitre 8 : Rien n'est éternel

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Je me trouvais dans la petite cour d'un immeuble calabrais. Le soleil estival disparaissait peu à peu derrière l'horizon. Seule une faible luminosité aux reflets orangés permettait de visualiser les formes dans la pénombre des bâtiments. Je jetai un regard à l'entour, et notamment aux balcons des deux premiers étages, pour m'assurer de la présence de mes alliés.

Un bruit résonna peu avant qu'un homme en costume ne fasse son apparition. Il était entouré de trois gardes du corps armés à l'air quelque peu patibulaire. Il tenait à la main gauche une mallette. J'en possédais une semblable, posée sur la table, à mes côtés. Il s'approcha et me regarda avec un mépris à peine dissimulé.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il froidement.

Malgré son impertinence, cette situation semblait le rendre mal à l'aise. Il me parut même inquiet.

— Votre contact, répondis-je avec un sourire, le seul que vous n'aurez jamais.

— Il me semblait avoir précisé que je voulais parler avec un homme d'autorité ! grogna-t-il les dents serrées.

Je savais que le mot « homme » avait pour lui plus d'importance que « d'autorité » mais je décidais d'ignorer la première partie.

— En effet, et vous avez de la chance, M. Amaro ne répond que rarement aux requêtes de clients exigeants, surtout s'il ne les connaît pas... Mais c'est la raison de ma présence ici. Avez-vous ce que nous voulons ?

Il fronça les sourcils et se résigna à poser sa mallette sur la table, à côté de la mienne. Il l'ouvrit pour m'en montrer l'intérieur. C'était un drone léger, avec caméra et détecteur de mouvement intégrés. J'examinai rapidement l'objet afin de m'assurer de son authenticité. Cependant, en remarquant que l'homme avec qui je faisais l'échange ne parvenait pas à dissimuler son impatience, je convins qu'il était préférable de ne pas attarder mon inspection.

— Avez-vous ce que vous avez promis ? demanda à son tour le négociant alors que je redéposais précautionneusement l'engin dans son étui.

— En effet, affirmai-je en déverrouillant la serrure de ma mallette. Dans le compartiment se trouvait uniquement un dossier en carton.

Alors que je m'apprêtais à le récupérer pour permettre à l'homme d'affaire de le parcourir, une vibration se fit ressentir dans la poche de mon manteau. Je sortis mon téléphone pour connaître l'identité de la personne dont je recevais l'appel. Je fronçai les sourcils en la découvrant.

— Je vous prie de m'excuser mais je dois prendre cet appel, vous pouvez lire le contrat en attendant, déclarai-je à mon client.

Je m'éloignai ensuite de plusieurs mètres afin qu'on n'entendît pas la conversation à venir.

— Kieran ? m'étonnai-je en décrochant, qu'y a-t-il ?

— Je sais que tu travailles, répondit la voix de mon frère à travers l'appareil, mais il faut que tu rentres immédiatement. Amos s'est pris plusieurs balles, le médecin pense qu'il ne va pas survivre.

Bien que Kieran parlât avec le même ton calme qu'il employait toujours, je perçus la présence de la même appréhension qui m'étreignait le cœur. Pendant un cours instant, mon muscle cardiaque s'était figé, pétrifiée par l'angoisse qui éteignait la flamme qui brûlait jusque-là en son sein. Si Amos mourait, je ne croyais pas pouvoir survivre.

— Bérénice ? s'inquiéta la voix.

Si je n'avais pas été à la limite de l'état de choc, j'aurais potentiellement remarqué –et été étonnée – de la clarté avec laquelle je percevais alors les émotions de Kieran, quand bien même je n'avais que sa voix comme source d'informations.

Je ne me souviens plus de ce qui se passa par la suite, mais je me retrouvai dans la chambre de mon père. Un père qui semblait prêt à délivrer son dernier souffle, entouré par ses fils.

— Papa ? murmurai-je en osant à grande peine faire un pas dans cette pièce maudite.

J'aperçus un sourire se former sur le visage du mourant alors que mes frères s'espaçaient afin que je puisse approcher le lit. Mais pas furent aussi hésitants que ceux d'un nourrisson parcourant pour la première fois la distance qui le sépare de sa mère. Pour ma part, je contemplais pour la dernière fois celle qui m'éloignait de mon père.

Je pris la main d'Amos en m'agenouillant à ses côtés, sur le plancher ciré, qui grinça sous mon poids. Le manoir de mon enfance ne m'avait jamais semblé si vieux et sinistre.

— Tu n'as pas le droit de mourir, soufflai-je d'une voix emplie de désespoir.

— Tout va bien se passer, murmura-t-il en réponse d'une voix si faible que j'étais la seule à pouvoir l'entendre.

— Pour toi peut-être, mais pour moi ? Je jetai un regard à mes frères qui nous contemplaient en silence et immobiles, pour nous ?

— Je sais que tu ne te crois pas prête... souffla-t-il, c'est pour ça que Jason doit devenir le prochain Parrain, mais il ne peut se passer de toi... Aucun d'eux ne le peut...

— Tu les sous-estimes, répondis-je en regardant tour à tour chacun des hommes qui se tenaient debouts devant le lit.

— Et tu sous-estimes ton importance, déclara-t-il avec un sourire douloureux.

Je quittais mes frères du regard pour les tourner de nouveau vers Amos, mais lorsque mes yeux se posèrent sur son visage et que je constatai ses paupières closes et sa respiration imperceptible mon cœur se mit à cogner avec une telle force dans ma poitrine que je fus bientôt sourde à tout bruit extérieur. Je l'embrassai sur le front une dernière fois pour lui faire mes adieux avant de me lever pour laisser ses fils faire de même. En parvenant à la porte de la petite chambre, je fus prise par l'impression d'asphyxier. Je me mis à courir vers la sortie sans avoir conscience de mes faits et gestes et arrivai dans la cour du manoir qui tournait à n'en plus s'arrêter.

Soudain, une pression sur mon épaule me fit sursauter et je me retournai brusquement pour faire face à l'intrus. C'était Kieran. Le regard qu'il me portait était à la fois inquiet et attristé. A ce moment-là, à la lumière du soir et de la mort de l'être qui m'était le plus cher, il me parut d'une force sublime. Il se tenait devant moi avec une robustesse héritée de son Parrain, alors qu'une seule envie, une seule pensée dictait tout mon être : je désirais uniquement m'effondrer sur ce sol de pierre sur lequel j'avais grandi, et hurler ; je voulais seulement détruire tous ceux qui avaient le bonheur de pouvoir être heureux, car mes heures de joie et de gaieté venaient de disparaître dans les ténèbres que seuls pouvaient faire naître le deuil et la solitude.

La prise de conscience de mon impuissance me frappa alors avec une telle force que mes jambes ployèrent sous mon corps et que des larmes, seule arme qui me restait désormais, se mirent à couler en abondance le long de mes joues misérables.

Kieran, en silence et avec la sagacité dont il faisait toujours preuve, s'agenouilla à mes côtés et m'entoura de la chaleur bienvenue de ses bras alors que je me laissais aller contre lui.

Aucun mot n'était nécessaire : nous partagions la même souffrance.

Le sang n'est rienOù les histoires vivent. Découvrez maintenant