Une légende locale raconte que la nature est décisionnaire dans le futur des hommes malgré leurs efforts pour la dominer, celle-ci a toujours le dernier mot. Et lorsque l'arrogante humanité pense apprivoiser la nature pour ensuite la rendre esclave, cette dernière réplique en rétablissant l'équilibre suprême qui la définie.
De cette théorie abstraite découle des légendes populaires selon lesquelles des humains seraient dominés par des instincts animaux et qu'ils partageraient symboliquement leurs âmes avec celles de créatures sauvages. Comme un totem qui guiderait l'existence de chacun. En faisant l'expérience de cette cohabitation entre humanité et animalité, nous nous rendrions alors compte de la possibilité d'un équilibre fragile mais existant.
Les légendes vont parfois plus loin, affirmant que cette cohabitation permettrait la transformation de ces humains en animaux ; ils formeraient alors des meutes et survivraient de la sorte entre vie civile et sauvage.
Cette fracture entre humain et animal aurait permise l'installation d'un monde presque parallèle ou en tout cas caché dans lequel ces métamorphes vivraient navigant entre notre monde et leurs tribus.
Les habitants de June continuent de raconter de telles histoires à leurs enfants et petits-enfants pour milles choses... Comme une fable qui ferait partie du patrimoine, qui permettrait de tirer une leçon ou une morale. Comme une légende indienne au moment d'un repas de famille, entretenant le mystère et la spécificité d'une petite ville parmi tant d'autres. Comme une blague parfois, pour faire peur à la petite soeur trop curieuse. Comme une attraction touristique quand il s'agit de relancer l'économie d'une région qui meurt. Comme une recette de grand-mère pour soigner un amour de vacance qui s'en repart à la ville. Comme une tradition, lorsque l'on se penchera sur le berceau d'un nouveau-né, lui attribuant un animal totem, projetant ses rêves, ses fantasmes et ses espoirs sur un embryon à peine fini qui n'a rien demandé, comme d'autre choisirait un nom d'acteur ou un personnage historique.
La légende était partout dans cette petite région reculée du monde sans en être une caricature. La légende était admise sans être religion chez la majorité de la population. Malheureusement pour moi, cette majorité continuait même au XXIe siècle de perpétuer traditions, rites et récits autour de cette légende, là où dans le reste du monde tout cela s'était bien souvent perdus. Malheureusement pour moi, mon père était un passionné de ces légendes et gagnait sa vie grâce à cela. J'avais donc déménagée et dit adieu à ma vie à cause d'une légende mystérieuse sans origine apparente. J'avais déménagée parce que mon père pensait mettre le doigt sur une secte ou en tout cas sur une particularité assez extravagante pour en faire un bouquin ou tout du moins un article assez lucratif. La légende a commencé à me pourrir la vie ainsi.
Mon père a tenté une approche diplomate d'abord, me parlant sans cesse de ses recherches et ses découvertes exaltante selon lui - de bric et de broc selon moi. Qui en avait quelque chose à taper de légende du fin fond d'un village de montagne perdu au milieu de nul part ? L'année d'avant, son projet portait sur les légendes indiennes et, à la limite, pourquoi pas. C'était l'histoire d'un peuple, d'une période, et probablement - pour le peu que j'en savais - que ce passé avait des répercussions difficiles à pointer mais existante sur le présent. Mais là ! Il me parlait d'une ville de quelques centaines d'habitants, avec des légendes qui se contredisaient, à inspirations probablement écologiques, qui avait l'air plus moderne que de coutume et qui n'avait jamais traversé la frontière de la ville et enrôlé d'autres populations. Bref, une petite goutte d'eau dans un océan de culture bien plus vaste... Pourquoi chercher la petite bête ? Surtout que c'était la première fois que ces recherches signifiaient déménager avec pour justification qu'il n'y avait pas assez de documentation dans la capitale et que tout se jouait au niveau local.
- Si ça se joue au niveau local, qui va te publier ? Le petit journal de Jane ? Tu nous demande de quitter notre vie pour un article de quelques lignes dans une publi locale ?
- June, rétorque mon père.
- Pardon ?
- La ville s'appelle June.
La suite du débat a été beaucoup moins diplomatique ; me laissait perdante. Mon père avait la passion, la vigueur, l'esprit et le chéquier. Il était l'adulte quand j'étais l'enfant. Il était donc le dictateur, celui qui aurait le dernier mot. Et il l'a eu.
Nous voilà en train de déballer les cartons dans une petite maison de rue en pierre sur deux étages, "proche de toutes commodités" comme disait l'annonce ; comprenez une boulangerie et une épicerie de produits périmés suivi d'un bureau de poste fermé les jours pairs. Ma chambre était d'un vert olive affreux qui allait du sol au plafond et la façade de derrière donnant sur une cour semblait encore en travaux.
Une catastrophe selon moi. Du temporaire selon mon père qui jouera cette carte du début à la fin. Bah oui, je pouvais bien passer un an dans une chambre vomie, ensuite je retrouverais ma petite dépendance pleine de charme que j'avais abandonné au main de ma tante qui s'occuperait de la location... L'idée que des germes et un bazar autre que le mien s'installe dans mon chez-moi me dégouttait profondément. Je suis restée silencieuse et compréhensive : mon père pense réaliser le travail de toute une vie, je lui donne un an pour le faire. Un an sans plainte en essayant même de m'intégrer si le mystère peut être résolu plus vite ; je jouerais les assistantes s'il le faut.
C'est ainsi que bon gré mal gré, mon père et moi nous nous sommes retrouvés à bouffer de la pizza avec comme table un carton retourné en préparant ma rentrée du lendemain. Je savais déjà que lorsque je serais en cours, la seule participation de mon père dans ce déménagement serait de sortir son ordinateur portable et de trouver un endroit "bien orienté" pour pouvoir écrire. Ce qui voulait dire qu'on allait manger du plat emporté toute la semaine si je ne faisais rien. Non, j'étais injuste, mon père trouverait probablement le chemin de l'épicerie pour allait s'acheter une bière et celui de la bibliothèque locale pour commencer ces recherches de terrain.
Pour que ce cauchemar prenne fin rapidement, deux options : que mon père ne trouve rien à se mettre sous la dent et abandonne, ou que les infos tombent du ciel comme un déluge qui l'abreuverait tellement qu'il aurait plusieurs bouquins à écrire. Je priais pour que l'un ou l'autre se produise. Vite.
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La meute de June
WerewolfDéménager pour une légende, une histoire pseudo-écologique, sur fond de fantasme de coexistence entre nature et humanité. Voilà ce que Kamille pense lorsqu'elle débarque à June forcée par son père journaliste et écrivain. Elle qui ne croit en rien v...